À l’accueil

— Un convoi de Zolotisty.

— Qui contrôle ce gisement ?

— Les chiennes[2].

— Appelle les soldats pour la fouille. Tu ne t’en sortiras pas tout seul.

— Mais les soldats n’y verront que du feu. Ce sont des gars malins.

— Ne t’inquiète pas, je resterai à la porte.

— Bon, si tu veux.

Le convoi sale et poussiéreux débarquait. C’était un convoi qui « en disait long » : il y avait trop d’épaules larges, trop de pansements, trop de traumatismes pour un convoi venant d’un gisement.

Klavdia Ivanovna, le médecin de service, une libre, entra dans la salle :

— On commence ?

— On attend les soldats pour la fouille.

— C’est une nouvelle disposition ?

— Oui. Vous allez tout de suite comprendre de quoi il retourne, Klavdia Ivanovna.

— Avance au milieu, oui, toi, l’homme aux béquilles. Papiers !

Le répartiteur donna les papiers : l’ordre de route pour l’hôpital. Il garda les dossiers pénitentiaires, les mit de côté.

— Enlève ton bandage. Donne-moi une bande, Gricha, prends-la dans notre réserve. Klavdia Ivanovna, veuillez examiner la fracture.

Le serpent blanc de la bande glissa au sol. Du pied, l’aide-médecin envoya la bande sur le côté. Ce n’était pas un couteau mais une lance, un grand clou – l’arme la plus aisément transportable de la guerre des chiennes – qui avait été fixé à l’éclisse de route par le pansement. En tombant, la lance fit un bruit métallique et Klavdia Ivanovna blêmit.

Les soldats ramassèrent la lance.

— Enlevez tous les pansements.

— Et le plâtre ?

— Cassez le plâtre. On le refera demain.

Sans même regarder, l’aide-médecin guettait les bruits bien connus que font des morceaux de fer qui tombent sur un sol en pierre. Sous chaque plâtre, il y avait une arme. Cachée et plâtrée.

— Vous comprenez ce que ça signifie, Klavdia Ivanovna ?

— Oui.

— Moi aussi. Nous n’allons pas faire de rapport écrit aux autorités, nous le dirons de vive voix au chef du département sanitaire du gisement ; d’accord, Klavdia Ivanovna ?

— Vingt couteaux, dites-le au médecin, surveillant, pour les quinze personnes formant le convoi.

— Vous appelez ça des couteaux ? Ce sont plutôt des lances !

— Maintenant, Klavdia Ivanovna, que tous ceux qui sont en bonne santé retournent d’où ils viennent. Et allez donc voir la fin du spectacle. Vous comprenez, Klavdia Ivanovna, à ce gisement, il y a un médecin inculte qui, un jour, a inscrit comme diagnostic pour un traumatisme quand un malade s’était blessé en tombant d’un camion : « prolapsus du camion », comme on dit « prolapsus du rectum », descente de l’extrémité du gros intestin. Mais, pour ce qui est de plâtrer des armes, ça, il a appris.

Des yeux désespérés et haineux fixaient l’aide-médecin.

— Bon, ceux qui sont malades seront hospitalisés, dit Klavdia Ivanovna. Approchez un par un.

Ceux qui attendaient d’être renvoyés au gisement, les malades relevant de chirurgie juraient sans aucune gêne. Leurs espérances déçues leur avaient délié la langue. Les truands injuriaient le médecin de service, l’aide-médecin, l’escorte, les aides-soignants.

— On te crèvera les yeux, va, lança un truand.

— Qu’est-ce que tu peux me faire, espèce de merde ! Seulement me poignarder quand je dors. En 37, vous avez achevé pas mal de 58 à coups de bâton dans les fronts de taille. Vous avez oublié les vieillards et tous ces Ivan Ivanovitch ?

Mais il ne fallait pas seulement surveiller les truands venus en chirurgie. Il était bien plus difficile de confondre les tentatives de se faire hospitaliser pour tuberculose lorsque le malade apportait un « crachat bacillaire » dans un chiffon : on préparait un malade à l’évidence tuberculeux pour l’examen du médecin. « Crache dans le flacon. » On effectuait une analyse rapide pour déterminer la présence du bacille de Koch. Avant l’examen du médecin, le malade mettait dans sa bouche le crachat plein de bacilles et il attrapait bien entendu la tuberculose. En contrepartie, il entrait à l’hôpital, il échappait au plus effroyable : le travail dans un gisement aurifère. Ne serait-ce que pour une heure, une journée, un mois.

Il était plus difficile de confondre ceux qui apportaient du sang dans une petite bouteille, ou qui s’égratignaient le doigt pour ajouter une goutte de sang à leur urine et entrer à l’hôpital avec une hématurie, afin d’y rester au moins jusqu’au lendemain ou pendant une semaine. Et après, à la grâce de Dieu !

Ils étaient nombreux. Ils étaient moins incultes. Ils n’auraient jamais mis un crachat de tuberculeux dans leur bouche pour se faire hospitaliser. Ces gens avaient aussi une idée de ce qu’était l’albumine, ils savaient pourquoi on faisait des analyses d’urine. Et quel profit un malade pouvait en retirer. Des mois passés sur les lits d’hôpitaux leur avaient beaucoup appris. Il y avait des malades avec de fausses contractures : on leur dépliait les articulations du genou ou du coude sous anesthésie, sous « éthéro-narcose ». Mais une ou deux fois la contracture, la soudure, étaient réelles et le médecin chargé de démasquer le simulateur, un grand costaud, déchira des tissus vivants en dépliant un genou. Trop zélé, il avait mal calculé sa force.

La plupart présentaient de faux symptômes – des ulcères « trophiques » : une aiguille abondamment trempée dans du pétrole donnait une inflammation sous-cutanée. On pouvait hospitaliser ou ne pas hospitaliser de tels malades. Leur vie n’en dépendait pas.

Il y avait surtout beaucoup de femmes simulatrices venant du sovkhoze Elguène et, plus tard, quand on ouvrit le gisement aurifère Debina spécialement réservé aux femmes, avec brouettes, pelles et pics, le nombre des simulatrices en provenance de ce gisement augmenta brusquement. C’était sur ce gisement que des aides-soignantes avaient tué une doctoresse à la hache, une excellente doctoresse du nom de Chitsel, une femme d’un certain âge originaire de Crimée. Avant, Chitsel travaillait à l’hôpital, mais son dossier l’avait conduite au gisement, à la mort.

Klavdia Ivanovna retourne voir un spectacle de la brigade culturelle du camp ; l’aide-médecin va se coucher. Une heure plus tard, on le réveille :

— Un convoi, un convoi de femmes d’Elguène.

C’est un convoi où il y aura beaucoup de bagages. C’est l’affaire des surveillants. Le convoi est peu important et Klavdia Ivanovna se propose de le recevoir seule. L’aide-médecin remercie, s’endort, mais il est aussitôt réveillé par une tape sur l’épaule et des larmes, des larmes amères versées par Klavdia Ivanovna. Que s’est-il donc passé ?

— Je n’en peux plus. Je craque. Je vais quitter mon service.

L’aide-médecin se jette à la figure une pleine poignée d’eau du robinet et s’en va à l’accueil en s’essuyant avec sa manche.

Là, tout le monde rit. Les malades, l’escorte venue les accompagner, les surveillants. Une belle, une très belle jeune fille est assise seule sur un canapé, en proie à une terrible agitation. Ce n’est pas la première fois que la jeune fille vient à l’hôpital.

— Bonjour, Valia Gromova.

— Ah ! enfin, au moins, j’aurai vu un être humain.

— Qu’est-ce que c’est que tout ce vacarme ?

— On ne veut pas m’hospitaliser.

— Et pourquoi, au fond, ne la garde-t-on pas ? Ça ne va pas très bien chez elle, côté tuberculose.

— Mais c’est une gouine ! intervient grossièrement le répartiteur. Il y a eu une décision la concernant. On a interdit de la garder. Elle n’a pas besoin de moi pour s’envoyer en l’air, ni d’un mari…

— Ils mentent tous, crie Valia Gromova sans honte aucune. Regardez les doigts que j’ai, j’ai des ongles bien trop longs pour ça…

L’aide-médecin crache par terre et s’en va dans l’autre pièce. Klavdia Ivanovna a une crise d’hystérie.

1965

Récits de la Kolyma
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