Le permafrost éternel

C’est à Adygalakh, une annexe de la Direction routière, que j’ai entamé ma carrière d’aide-médecin autonome, en prenant en charge un secteur où il ne pouvait y avoir que des médecins itinérants. Pour la première fois, je n’étais pas subordonné à un médecin, comme à l’hôpital Central de la Rive Gauche, où je n’étais pas totalement indépendant.

J’étais la plus haute autorité médicale. Les trois cents détenus dont je m’occupais étaient répartis en trois endroits. Après avoir fait la tournée de tous mes patients et les avoir examinés un par un, j’ai fixé le plan d’action selon lequel je me proposais de faire mes premiers pas à la Kolyma.

Il y avait six noms sur ma liste.

Numéro 1 : Tkatchouk.

Tkatchouk était le directeur de l’OLP où je devais exercer. Il fallait lui annoncer que j’avais trouvé des poux chez tous les détenus, dans tous les postes routiers, mais que moi, le nouvel aide-médecin, j’avais une méthode sûre et rapide pour les liquider. J’allais opérer la désinsectisation moi-même, en en prenant l’entière responsabilité, et j’invitais les amateurs à y assister. Les poux, c’est le fléau séculaire des camps. À la Kolyma, toutes les opérations de désinsectisation, à part celles des camps de transit et de Magadane, ne servent qu’à martyriser les détenus et non à liquider les poux. Or, je connaissais une méthode efficace que m’avait enseignée le préposé aux bains d’une mission forestière de la Rive Gauche : l’ébouillantage à la vapeur dans des cuves de pétrole. Il ne reste plus ni poux ni lentes. Seulement il ne faut pas mettre plus de cinq vêtements par cuve. Je m’étais occupé de cela pendant un an et demi à Débine, et j’en fis la démonstration à Baragone.

Numéro 2 : Zaïtsev.

Zaïtsev était un détenu-cuisinier que j’avais connu au kilomètre 23, à l’hôpital Central. Il était à présent cuisinier ici, sous ma surveillance. Il fallait lui démontrer, en faisant appel à sa conscience professionnelle, qu’avec les rations que nous connaissions fort bien tous deux, on pouvait préparer quatre fois plus de plats qu’il ne nous en servait à cause de sa paresse. Le problème, ici, n’était pas dû à des vols commis par les surveillants et autres. Tkatchouk était un homme strict qui tenait la bride haute aux voleurs, seuls les caprices du cuisinier réduisaient les rations des détenus. Je réussis à le convaincre, à lui faire honte, Tkatchouk lui promit quelques avantages, et il se mit, avec les mêmes produits, à cuisiner de bien meilleurs plats ; il apportait même sur le chantier de la soupe et de la bouillie chaudes dans des bidons, du jamais vu à Kioubiouma et à Baragone !

Numéro trois : Izmaïlov.

C’était le préposé aux bains, un libre qui lavait le linge des détenus et le lavait très mal. Il était impossible d’envoyer au front de taille ou à la prospection cet homme d’une exceptionnelle vigueur physique. Dans un camp, le préposé aux bains touche un salaire de misère. Mais Izmaïlov s’accrochait à son poste, il ne voulait écouter aucun conseil, et la seule solution était de le renvoyer. Son comportement n’avait rien de bien mystérieux : s’il faisait la lessive des détenus avec négligence, il lavait à la perfection le linge des chefs libres, y compris celui du délégué local, et recevait en échange de généreux cadeaux en argent et en nature. Mais Izmaïlov était un libre, et j’espérais arriver à faire nommer un détenu à ce poste.

Numéro quatre : Likhonossov.

C’était un détenu qui ne s’était pas présenté à l’examen médical à Baragone. Comme je devais m’en aller, j’avais décidé de ne pas retarder mon départ pour une seule personne et de confirmer les anciens renseignements inscrits dans son dossier pénitentiaire. Mais je n’avais pas trouvé son dossier à l’OuRTch, et comme il s’agissait d’un homme de service, il me fallait revenir sur cette affaire délicate. Je finis par mettre la main sur lui au cours d’une tournée, et nous eûmes une petite conversation. C’était un homme d’une quarantaine d’années, vigoureux et corpulent, au teint vermeil, avec des dents éclatantes, une épaisse tignasse grise et une énorme barbe poivre et sel en éventail. Son âge ? C’était surtout ce point qui m’intriguait dans son dossier.

— Soixante-cinq ans.

Likhonossov était considéré comme invalide à cause de son âge avancé, et c’était à ce titre qu’il travaillait comme homme de service dans un bureau. L’imposture était évidente. J’avais devant moi un homme en pleine force de l’âge, parfaitement apte aux travaux généraux. Il avait une peine de quinze ans selon l’article 59 et non 58, mais là aussi, c’était lui qui le disait.

Numéro cinq : Nichikov.

C’était mon infirmier, un malade. Il y en a dans toutes les infirmeries des camps. Mais Nichikov était trop jeune, vingt-cinq ans, et il avait trop bonne mine. Lui aussi, il faudrait étudier son cas.

J’étais en train d’inscrire le nom suivant quand on frappa à la porte et Léonov, le sixième de ma liste, franchit le seuil de la chambre que j’occupais dans la baraque des libres. Je notai une question devant son nom et me tournai vers lui.

Il tenait à la main deux serpillières et un seau. Pas un seau normal, bien sûr, mais un seau de la Kolyma, fabriqué avec des boîtes de conserve. Il y avait les mêmes dans les bains.

— Comment se fait-il qu’on t’ait laissé entrer à cette heure-ci ?

— On me connaît, je lavais le plancher pour l’ancien aide-médecin. C’était quelqu’un de très propre.

— Eh bien, moi, je ne suis pas aussi propre. Ce n’est pas la peine de laver aujourd’hui. Retourne au camp.

— Et pour les autres libres ?

— Ce n’est pas la peine non plus. Ils laveront leur plancher eux-mêmes.

— Je voulais vous demander, citoyen aide-médecin… Gardez-moi à ce poste.

— Quel poste ? Tu n’as aucun poste.

— Je suis enregistré ici… Je laverai le plancher, ce sera bien propre, bien rangé… Je suis malade, ça me fait mal à l’intérieur.

— Tu n’es pas malade, tu joues la comédie.

— Citoyen aide-médecin, j’ai peur du front de taille, j’ai peur de la brigade, j’ai peur des travaux généraux…

— Tout le monde en a peur. Tu es en excellente santé.

— Vous n’êtes pas médecin.

— C’est vrai. Mais, soit tu vas demain aux travaux généraux, soit je t’envoie à la Direction. Les médecins n’auront qu’à t’examiner là-bas.

— Je vous préviens, citoyen aide-médecin, si on me renvoie d’ici, je ne pourrai plus vivre. Je vais porter plainte.

— Assez discuté, va-t’en ! Et demain, tu partiras avec la brigade. Cela t’enlèvera l’envie de raconter des sornettes.

— Ce ne sont pas des sornettes.

Léonov referma la porte sans bruit. Ses pas crissèrent sous ma fenêtre, et je me couchai.

Léonov ne se présenta pas au moment du départ pour le travail, selon Tkatchouk, il était sans doute monté dans une voiture qui passait et devait déjà être en train de porter plainte à Adygalakh.

À midi, par une belle journée de cet été indien de la Kolyma qui se distingue par un froid soleil aux rayons aveuglants, dans un ciel d’un bleu éclatant et un air glacé sans un souffle de vent, je fus convoqué dans le bureau de Tkatchouk.

— Viens, on va dresser le procès-verbal. Le détenu Léonov s’est suicidé.

— Où cela ?

— Il s’est pendu dans l’ancienne écurie. J’ai donné ordre de ne pas le détacher et j’ai envoyé chercher le délégué. En tant que médecin, c’est toi qui vas constater la mort.

Ce n’était pas facile de se pendre dans l’écurie, elle était minuscule. Le corps de Léonov occupait la place de deux chevaux. Le seul escabeau qu’il avait trouvé était son seau. Il était là depuis longtemps, comme en témoignait la marque à son cou. Le délégué local, celui-là même dont le préposé aux bains Izmaïlov lavait le linge, écrivit : « Le sillon de strangulation passe par… »

— Tiens, dit Tkatchouk, les topographes parlent toujours de « triangulation ». Cela a un rapport avec la strangulation ?

— Aucun ! répondit le délégué.

Nous avons tous signé le procès-verbal. Le détenu Léonov n’avait pas laissé de lettre. On emporta son cadavre pour lui attacher à la cheville gauche une plaque avec le numéro de son dossier et l’ensevelir dans la pierre du permafrost, où il resterait jusqu’au Jugement dernier, ou jusqu’à je ne sais quelle résurrection des morts.

Et j’ai soudain compris qu’il était déjà trop tard, tant pour apprendre à soigner que pour apprendre à vivre.

1970

Récits de la Kolyma
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