La femme
dans l’univers des truands
On avait amené Aglaïa Démidova à l’hôpital avec de faux papiers. Non que son dossier pénitentiaire, son passeport de détenue, eût été falsifié. Non, de ce côté-là, tout était en ordre ; son dossier avait seulement une couverture jaune toute neuve, signe que la peine d’Aglaïa Démidova venait d’être reconduite. Son nom n’avait pas changé depuis sa dernière hospitalisation, deux ans auparavant. Pas plus que ses autres « données de base », à l’exception de la peine – vingt-cinq ans. Or, deux ans auparavant, la chemise de son dossier pénitentiaire était de couleur bleue et la peine de dix ans.
Aux quelques nombres à deux chiffres portés à l’encre dans la colonne « article », s’était ajouté un autre nombre, à trois chiffres. Mais tout cela était on ne peut plus vrai, authentique. Ce qui était falsifié, c’étaient ses papiers médicaux : un dossier médical suspect, une conclusion, des analyses de laboratoire. Falsifiés par des gens qui avaient une position tout à fait officielle et disposaient de cachets, de sceaux et d’une renommée, bonne ou mauvaise, peu importe. Il avait fallu bien des heures au directeur du service sanitaire du gisement pour fabriquer un faux dossier médical, pour rédiger un document médical truqué, avec une véritable inspiration d’artiste.
Le diagnostic de tuberculose pulmonaire semblait la conclusion logique de notes quotidiennes ingénieuses. Un gros paquet de feuilles de température avec des diagrammes représentant la courbe typique de la tuberculose, des formulaires remplis d’analyses de laboratoire incroyables au pronostic menaçant. Pour un médecin, ce genre de travail équivaut à un examen écrit dont le sujet serait les progrès de la tuberculose chez le malade jusqu’au stade où l’hospitalisation d’urgence s’impose.
On peut aussi se livrer à ce genre de travail par esprit sportif, pour démontrer à l’hôpital Central que, même au gisement, on est malin. Et, tout simplement, il est agréable de se remémorer, dans l’ordre, tout ce qu’on a appris autrefois à la faculté. Encore qu’on n’aurait jamais pensé à l’époque, bien entendu, qu’on devrait utiliser ses connaissances sous une forme artistique aussi extraordinaire.
L’essentiel, c’était de faire hospitaliser Démidova coûte que coûte. Et l’hôpital ne pouvait pas refuser une telle malade, il n’en avait pas le droit, même si les médecins avaient des milliers de soupçons.
Ces soupçons ne se firent pas attendre, et pendant que le problème de son admission était discuté dans les hautes sphères, Démidova resta assise toute seule dans l’immense salle d’accueil de l’hôpital. En fait, elle n’était seule qu’au sens « chestertonien » du terme. L’aide-médecin et les aides-soignants de l’accueil n’entraient visiblement pas en ligne de compte. Pas plus que les deux soldats d’escorte de Démidova qui ne la quittaient pas d’une semelle. Un troisième soldat errait avec des papiers dans les labyrinthes administratifs de l’hôpital.
Démidova n’avait même pas enlevé sa chapka, elle s’était contentée de déboutonner le col de sa pelisse courte en peau de mouton. Elle fumait rapidement cigarette sur cigarette, en jetant ses mégots dans le crachoir en bois plein de sciure.
Elle arpentait la salle d’accueil en allant des fenêtres vénitiennes[24] munies de barreaux métalliques jusqu’à la porte, et ses soldats d’escorte se précipitaient à sa suite, singeant tous ses mouvements.
Quand le médecin de service revint avec le troisième soldat d’escorte, la nuit était déjà tombée, elle tombe vite dans le Nord, et il fallut allumer la lumière.
— On ne me garde pas ? demanda Démidova au soldat d’escorte.
— Non, répondit celui-ci d’un air sombre.
— Je savais bien qu’on ne me garderait pas. Tout ça, c’est à cause de Miette. Elle a zigouillé la doctoresse et on se venge sur moi.
— Personne ne se venge sur toi, dit le médecin.
— Je sais mieux que toi.
Démidova sortit, suivie des soldats d’escorte ; la porte d’entrée claqua et le moteur d’un camion vrombit.
Au même instant, la porte donnant sur l’intérieur s’ouvrit sans bruit et le directeur de l’hôpital entra dans la salle d’accueil avec toute une suite d’officiers du département spécial.
— Et alors, où est-elle, cette Démidova ?
— On l’a déjà emmenée, citoyen-chef.
— Dommage, dommage que je ne l’aie pas vue. Mais c’est vous, Piotr Ivanovitch, tout le temps, avec vos anecdotes…
Et le chef quitta la salle suivi de ses soldats.
Le chef avait eu envie de jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil sur la célèbre truande Démidova dont l’histoire n’est pas tout à fait banale.
Six mois plus tôt, on ramenait du tribunal au gisement Aglaïa Démidova qui venait d’être condamnée à dix ans pour un meurtre (elle avait étranglé une répartitrice un peu gênante avec une serviette de toilette). Elle était escortée par un seul homme, car le chemin devait être fait sans halte de nuit : il y avait juste quelques heures de route en camion pour aller du bourg de la Direction où on venait de juger Démidova jusqu’au gisement où elle travaillait. Dans l’Extrême-Nord, l’espace et le temps sont des valeurs analogues. On mesure souvent l’espace en laps de temps. C’est ce que font les Iakoutes nomades : d’un mont à l’autre, six journées. Tous ceux qui vivent près de l’artère principale, de la route, mesurent les distances en trajet automobile.
Le soldat d’escorte était un jeune revenu du front et rengagé, depuis longtemps habitué aux libertés que donne la vie de soldat à être maître du sort des détenus. Ce n’était pas la première fois qu’il « convoyait » une « bonne femme » ; ce genre de voyage promettait toujours des divertissements bien connus qui n’échoient pas si souvent à un simple « tirailleur » au Nord.
Tous trois déjeunèrent dans une cantine au bord de la route : le soldat d’escorte, le chauffeur et Démidova. Pour se donner du courage, le soldat but de l’alcool (seules les huiles boivent de la vodka dans le Nord) et il entraîna Démidova dans les buissons. Il y a pléthore de saulaies, d’oseraies ou de jeunes trembles autour de n’importe quel bourg de la taïga.
Dans les buissons, le soldat posa sa mitraillette par terre et s’approcha de Démidova. Elle se dégagea, saisit la mitraillette et logea neuf balles dans le corps du soldat lubrique en deux rafales croisées. Après avoir jeté la mitraillette dans les buissons, elle retourna en direction de la cantine et monta dans un camion qui passait. Le chauffeur donna l’alerte, on retrouva très vite le corps et la mitraillette, et Démidova elle-même fut appréhendée au bout de deux jours, à quelques centaines de kilomètres des lieux de son aventure avec le soldat d’escorte. Elle fut de nouveau jugée et on la condamna à vingt-cinq ans. Auparavant déjà, elle ne voulait pas travailler, elle volait ses voisines de baraque, et les autorités du gisement avaient décidé de se débarrasser de la truande à n’importe quel prix. On espérait qu’après l’hôpital elle ne reviendrait pas au gisement, qu’on l’enverrait ailleurs.
Démidova était spécialisée dans le vol à l’étalage et les cambriolages d’appartements, c’était une « citadine », d’après la terminologie des ourkas.
L’univers des truands connaît deux catégories de femmes : les voleuses dont la profession est le vol, comme chez les truands hommes, et les prostituées qui sont les amies des truands.
Le premier groupe est bien moins nombreux que le second et, dans ce milieu des ourkas qui considèrent la femme comme un être inférieur, il jouit d’un certain respect, de la reconnaissance forcée de ses mérites et de ses qualités en affaires. Souvent concubine d’un voleur – on emploie toujours les mots de « voleur » et « voleuse » pour marquer l’appartenance à l’ordre souterrain des ourkas –, la voleuse participe éventuellement à l’élaboration des plans de cambriolage et aux cambriolages eux-mêmes. Mais elle ne participe pas aux tribunaux d’honneur des hommes. C’est la vie même qui a dicté ces règles ; sur les lieux de détention, les hommes et les femmes sont séparés, et cette circonstance a amené certaines distinctions dans le mode de vie, les habitudes et les règles de l’un ou l’autre sexe. Les femmes sont quand même moins dures, leurs tribunaux d’honneur moins sanglants, leurs sentences moins cruelles. Les assassinats commis par des femmes truandes sont plus rares que chez les truands hommes.
Il est absolument exclu qu’une voleuse puisse vivre avec un cave.
Les prostituées forment le deuxième groupe – le plus nombreux – des femmes liées à l’univers des truands. Ce sont, comme on sait, les compagnes des voleurs, qui leur procurent des moyens d’existence. Bien entendu, les prostituées participent, quand c’est nécessaire, aussi bien aux vols qu’aux repérages, aux guets, au recel et à l’écoulement des produits du vol, mais elles ne sont absolument pas des membres à part entière du monde criminel. Elles sont les partenaires obligatoires des bamboches, mais n’osent même pas rêver de participer aux tribunaux d’honneur.
Un ourka héréditaire apprend dès son enfance à mépriser les femmes. Les exercices « théoriques », « pédagogiques », alternent avec des exemples concrets venant de leurs aînés. Être inférieur, la femme n’a été créée que pour assouvir la passion animale du voleur, pour être la cible de ses plaisanteries grossières et l’objet de rossées en public quand le truand « fait la noce ». Un objet vivant dont le truand se sert momentanément.
Envoyer sa compagne prostituée dans le lit d’un gradé si le succès de l’affaire l’exige, c’est une « méthode » courante, approuvée par tous. La prostituée elle-même partage cet avis. Les conversations sur ce thème sont toujours très cyniques, extrêmement laconiques et crues. Le temps, c’est de l’argent.
L’éthique des truands réduit à néant aussi bien la jalousie que l’esprit « fleur bleue ». Selon une vieille habitude consacrée, c’est au caïd, qui jouit de « la plus grande autorité » dans la bande, qu’il appartient de choisir son épouse temporaire : la meilleure prostituée.
Et si la veille, avant l’arrivée de ce nouveau caïd, cette prostituée couchait avec un autre truand et était considérée comme sa chose personnelle qu’il pouvait prêter à ses camarades, ce jour-là, tous ces droits passent au nouveau propriétaire. Si le lendemain celui-ci est arrêté, la prostituée revient à son ancien ami. Et, si celui-ci est également arrêté, on lui indique qui sera son nouveau maître. Maître de sa vie et de sa mort, de son sort, de son argent, de ses actes et de son corps.
Comment un sentiment tel que la jalousie pourrait-il exister ici ?… Il n’a tout simplement pas sa place dans l’éthique des truands.
Un voleur, dit-on, est un homme, et rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il est possible qu’il regrette de céder sa compagne, mais la loi, c’est la loi, et les gardiens de la pureté « idéologique », de la pureté des mœurs des truands (sans guillemets) montreront immédiatement son erreur au voleur pris de jalousie. Et il se soumettra à la loi.
Il y a des cas où le tempérament et l’hystérie qui caractérisent presque tous les ourkas poussent le truand à protéger sa « bonne femme ». La question relève alors d’une décision des tribunaux d’honneur et les « procureurs » truands réclament que le coupable soit châtié en se référant à l’autorité d’institutions millénaires.
Mais, en général, on n’en arrive pas à l’affrontement et la prostituée couche docilement avec son nouveau maître.
Il n’y a aucun partage de femmes, aucun amour à trois dans l’univers des truands.
Au camp, les hommes et les femmes sont séparés. Cependant, on trouve sur les lieux de détention des hôpitaux, des camps de transit, des infirmeries et des clubs où les hommes et les femmes peuvent quand même se voir et s’entendre.
On peut être sidéré par l’ingéniosité des détenus, par leur énergie dès qu’il s’agit d’atteindre un but fixé. Il est incroyable de voir la quantité colossale d’énergie qu’on dépense en prison pour se procurer un morceau de fer-blanc tordu et le transformer en couteau, en une arme de mort ou de suicide. L’attention des surveillants est toujours moins forte que celle des détenus, nous le tenons de Stendhal qui dit dans La Chartreuse de Parme que le geôlier pense moins à ses clés que le prisonnier à s’enfuir.
Au camp, le truand dépense une énorme énergie pour rencontrer une prostituée.
L’important, c’est de trouver l’endroit où celle-ci devra se rendre ; quant à sa venue, le truand n’en doute jamais. Une main vengeresse s’abattrait sur la coupable. Et la voilà qui se déguise en homme, couche en prime avec un surveillant ou un répartiteur afin de pouvoir se glisser à l’heure dite là où l’attend un amant qui est un parfait inconnu. La scène d’amour se déroule rapidement, comme la floraison estivale dans l’Extrême-Nord. En regagnant ensuite la zone des femmes, la prostituée peut être vue par un surveillant, envoyée au cachot, condamnée à un mois de réclusion en isolateur, envoyée à un gisement disciplinaire ; elle supportera tout cela sans protester et même avec fierté, car elle aura rempli son devoir de prostituée.
Dans le grand hôpital du Nord pour détenus, on réussit à amener une prostituée pour une nuit entière à un truand notoire, hospitalisé dans le service de chirurgie et là, sur un lit d’hôpital, elle coucha successivement avec les huit voleurs qui se trouvaient dans la chambre. On avait menacé l’aide-soignant détenu d’un couteau et on avait offert à l’aide-médecin libre un complet arraché à quelqu’un du camp ; son propriétaire avait reconnu le complet, avait porté plainte et on s’était donné beaucoup de mal pour étouffer cette affaire.
La jeune femme en question ne fut nullement désolée ni troublée quand on la découvrit au matin dans la salle de l’hôpital pour hommes.
— Les gars m’ont demandé de les dépanner ; alors je suis venue, expliqua-t-elle tranquillement.
Il va de soi que les truands et leurs amies sont presque tous des syphilitiques, et il n’est même pas la peine de mentionner la blennorragie en notre siècle de pénicilline.
On connaît l’expression classique : « La syphilis n’est pas une honte, c’est un malheur. » Ici, non seulement la syphilis n’est pas honteuse, mais on la considère comme une chance et non un malheur pour le détenu. Voilà un nouvel exemple de la fameuse « confusion des valeurs ».
Pour commencer, les malades atteints de maladies vénériennes sont soignés de force, et tous les truands le savent. Ils savent qu’ils « s’incrusteront », qu’ils ne se retrouveront jamais dans un coin perdu avec leur syphilis, mais qu’ils vivront et seront soignés dans des bourgs relativement confortables, là où il y a des médecins vénérologues, des spécialistes. Tout cela est tellement bien calculé et prévu que même les truands auxquels Dieu a épargné les trois ou quatre croix du test de Wassermann déclarent être atteints de maladies vénériennes. Et les truands connaissent aussi parfaitement le peu de fiabilité d’un résultat négatif à ce test. Faux chancres et plaintes mensongères sont monnaie courante à côté des vrais chancres et des plaintes sérieuses.
On rassemble dans des zones spéciales les gens atteints de maladies vénériennes qui doivent suivre un traitement. Il fut un temps où on ne travaillait pas du tout dans ces zones qui ressemblaient davantage à l’asile « Mon Repos » pour truands. Plus tard, on installa ces « zones » dans certains gisements ou parmi des équipes forestières où, le salvarsan[25] et la ration spéciale mise à part, les détenus étaient soumis aux mêmes conditions que partout ailleurs.
Mais en fait, dans ces zones, on n’a jamais exigé d’eux un vrai travail et la vie y était bien plus facile que dans les gisements ordinaires.
Les zones vénérologiques pour hommes ont traditionnellement fourni à l’hôpital de jeunes patients, victimes des truands, qui avaient attrapé la syphilis par l’anus. Les truands sont presque tous des pédérastes. En l’absence de femmes, ils débauchaient et contaminaient des hommes : le plus souvent sous la menace du couteau et, plus rarement, pour des « pelures » (des vêtements) ou du pain.
Quand on parle de la femme dans l’univers des truands, on ne peut pas ne pas citer les Zoïka, Manka, Dachka[26] et autres personnes du sexe masculin affublées de prénoms féminins. Ce qui est stupéfiant, c’est que les porteurs de ces noms féminins y répondent le plus normalement du monde, sans rien y voir de honteux ou d’offensant.
Pour un truand, le fait d’être entretenu par une prostituée n’est pas considéré comme honteux. Quant à la prostituée, elle ne peut qu’être fière d’avoir des relations personnelles avec un truand. Par ailleurs, le métier de souteneur est un des aspects alléchants de la profession, qui a toujours énormément plu aux jeunes truands.
Bientôt, bientôt, on sera condamné,
Au Pervomaïski[27], on va nous emmener,
Les filles en main, elles nous verront
Et des colis nous apporteront…
dit-on dans une chanson de prison. Les « filles en main », ce sont les prostituées.
Mais il arrive aussi que le sentiment qui leur tient lieu d’amour, ainsi que l’amour-propre et la pitié pour soi-même, poussent une femme de la pègre à commettre des actes « illégaux ».
Bien sûr, on a plus d’exigences à l’égard d’une voleuse que d’une prostituée. Une voleuse qui vit avec un surveillant commet une trahison, selon les exégètes truands. On peut la passer à tabac pour lui montrer son erreur ou, tout simplement, l’égorger comme une chienne.
Dans la même situation, la prostituée, elle, ne sera pas châtiée.
Si la femme défie les lois de son univers, l’issue du conflit n’est pas toujours la même, tout dépend de la personnalité de chacune.
Tamara Tsouloukidzé, une belle voleuse de vingt ans, ancienne compagne d’un ourka célèbre de Tbilissi, se lia au camp avec Gratchev, le chef de la section culturelle et éducative, un brave lieutenant de trente ans, un beau célibataire.
Gratchev avait une autre maîtresse au camp, la Polonaise Lechtchevskaïa, une des célèbres « actrices » du théâtre du camp. Quand il se lia avec Tamara, celle-ci n’exigea pas qu’il quittât Lechtchevskaïa. Quant à cette dernière, elle n’avait rien contre Tamara. Le vaillant Gratchev vécut avec deux femmes à la fois, imitant la coutume des musulmans. Comme c’était un homme d’expérience, il s’efforçait de partager équitablement son attention entre elles deux et y arrivait. Non seulement l’amour était partagé, mais aussi ses manifestations matérielles : Gratchev apportait chaque cadeau comestible en deux exemplaires. Il en faisait de même pour le rouge à lèvres, les rubans et les parfums : Lechtchevskaïa et Tsouloukidzé recevaient toutes les deux le même jour des rubans absolument identiques, des flacons de parfums identiques, des foulards identiques.
Tout cela était très touchant. De plus, Gratchev avait de l’allure et était toujours propre. Aussi bien Lechtchevskaïa que Tsouloukidzé (qui vivaient dans la même baraque) étaient ravies du tact de leur amant commun. Cependant, elles ne devinrent pas amies, et quand Tamara fut brusquement appelée à répondre de ses actes devant les truands de l’hôpital, Lechtchevskaïa se réjouit en secret.
Un jour, Tamara tomba malade, elle fut hospitalisée dans la salle des femmes. Une nuit, les portes de la salle s’ouvrirent et un ambassadeur des ourkas franchit le seuil en faisant cliqueter ses béquilles. Le bras long de la pègre était arrivé jusqu’à Tamara.
L’ambassadeur lui rappela les droits de propriété des truands sur leurs femmes et lui proposa d’aller en chirurgie et de se soumettre à la « volonté de celui qui l’avait envoyé ».
Selon l’ambassadeur, il y avait en chirurgie des gens qui connaissaient le truand de Tbilissi dont Tamara Tsouloukidzé était considérée comme la compagne. Actuellement, c’était Senka le Nasilleur qui le remplaçait. Tamara devait donc passer immédiatement dans ses bras.
Tamara prit un couteau de cuisine et se jeta sur le truand boiteux. Les aides-soignants la repoussèrent à grand-peine. L’ambassadeur s’en alla en menaçant et en injuriant grossièrement Tamara. Dès le lendemain, celle-ci quitta l’hôpital.
Toutes les tentatives pour ramener la brebis égarée sous la bannière des truands s’avérèrent vaines. Tamara reçut un coup de couteau, mais la blessure fut superficielle. Puis arriva la fin de sa peine, elle épousa un surveillant, un homme avec un revolver, et elle fut perdue pour l’univers des truands.
Nastia Arkharova, la dactylo de Kourgane aux yeux bleus, n’était ni une voleuse ni une prostituée, et ce fut de son plein gré qu’elle lia à jamais son sort au monde des truands.
Toute sa vie, depuis ses jeunes années, Nastia avait été entourée de l’attention suspecte, des hommages funestes de gens dont elle avait entendu parler dans des romans policiers. Le respect que Nastia avait déjà remarqué quand elle était « en liberté », elle le retrouva en prison comme au camp, partout où se trouvaient des truands.
Il n’y avait là rien de bien mystérieux : son frère était un « monte-en-l’air » connu dans l’Oural, et dès ses jeunes années, Nastia avait baigné dans le rayonnement de sa célébrité criminelle, de son heureux destin de voleur. Insensiblement, Nastia se retrouva dans le milieu des truands, mêlée à leurs intérêts et à leurs affaires, et elle ne refusa pas d’aider à cacher des objets volés. Sa première condamnation à trois mois ne fit que l’aguerrir et l’endurcir, et elle se trouva fortement liée au monde des truands. Tant qu’elle resta dans sa propre ville, les truands n’osèrent pas se servir de Nastia comme de leur chose, par crainte de la colère de son frère. De par sa situation sociale, elle était plus proche des voleuses, ce n’était absolument pas une prostituée, et c’est en qualité de voleuse qu’elle entreprit les voyages lointains habituels aux frais de l’État. Mais là, son frère n’y était plus et, dans la première ville où elle se retrouva après sa libération, un caïd local en fit sa femme et lui refila en même temps la blennorragie. Il fut très vite arrêté et chanta à Nastia en guise d’adieu la chanson des truands : « Toi tu seras la femme de mon “pote”. » Avec ledit « pote », Nastia vécut aussi peu de temps : on le mit en prison et ce fut le propriétaire suivant qui fit valoir ses droits sur Nastia. La bouche toujours baveuse, la peau couverte de plaques, celui-ci lui répugnait physiquement. Elle essaya de se défendre en invoquant le nom de son frère, mais on lui fit savoir que même ce dernier n’était pas en droit de violer les grandes lois de l’univers des truands. On la menaça du couteau et elle cessa de résister.
À l’hôpital, Nastia se rendit docilement aux convocations « amoureuses », elle fut souvent mise au cachot et pleura beaucoup ; peut-être avait-elle la larme facile, peut-être était-elle horrifiée par son propre sort, le sort d’une jeune fille de vingt-deux ans.
Touché par le destin de Nastia, d’ailleurs semblable à des milliers d’autres destinées de ce genre, Vostokov, un médecin de l’hôpital d’âge mûr lui promit de l’aider à obtenir un poste de dactylo au bureau si elle changeait de vie. « Ce n’est pas en mon pouvoir, répondit Nastia au docteur de sa belle écriture. Il est impossible de me sauver. Mais, si vous voulez me rendre un service, achetez-moi des bas en fil de la plus petite taille. Votre très dévouée Nastia Arkharova. »
La voleuse Sima Sosnovskaïa était tatouée de la tête aux pieds. Des scènes sexuelles étonnantes au contenu extrêmement complexe s’entrelaçaient sur tout son corps en lignes tortueuses. Seuls son visage, son cou et ses avant-bras étaient dépourvus de bouzilles. Cette Sima était connue de tout l’hôpital pour un vol audacieux : elle avait ôté une montre en or du bras du soldat d’escorte qui avait décidé de jouir en chemin des charmes de la jolie Sima. Celle-ci avait un caractère bien plus placide qu’Aglaïa Démidova, sinon le soldat d’escorte se serait retrouvé couché dans les buissons jusqu’au Jugement dernier. Elle considérait que c’était une mésaventure plaisante et qu’une montre en or, ce n’était pas un prix trop élevé pour ses faveurs. Le soldat faillit en devenir fou, réclama jusqu’à la dernière minute qu’elle lui rendît sa montre et la fouilla deux fois sans résultat. L’hôpital était tout proche et le convoi nombreux, le soldat n’osa pas faire de scandale. La montre en or resta donc en possession de Sima. Elle fut très vite bue et on en perdit la trace.
Dans le code moral des truands, comme dans le Coran, on proclame son mépris à l’égard de la femme. La femme est un être méprisable, inférieur, qui ne mérite que des coups et n’est pas digne de pitié. Cela vaut pour toutes les femmes : une représentante de l’autre univers, du monde étranger aux truands, est également méprisée par eux. Les viols « en chœur » ne sont pas chose si rare dans les gisements de l’Extrême-Nord. Les gradés ne laissent pas leurs épouses se déplacer sans la protection d’une escorte ; une femme ne va nulle part toute seule, ni à pied ni en voiture. On protège de la même façon les petits enfants : corrompre une petite fille est le rêve de tous les truands. Un rêve qui devient parfois réalité.
Le truand est élevé dans le mépris des femmes dès ses jeunes années. Il frappe si souvent sa compagne prostituée que celle-ci, dit-on, ne ressent pleinement les plaisirs de l’amour que si elle a reçu sa ration de coups. Les tendances sadiques sont enseignées par l’éthique même de l’univers des truands.
Le truand ne doit éprouver aucun sentiment de camaraderie ou d’amitié à l’égard d’une « bonne femme ». Il ne doit manifester non plus aucune pitié envers l’objet de ses divertissements souterrains. Il ne peut donc y avoir aucune justice dans ses relations avec les femmes de son propre univers : la question féminine ne franchit pas le seuil de la « zone » éthique des truands.
Cependant, il existe une exception à cette règle sinistre : il est une femme, une seule, qui est, non seulement protégée contre toute atteinte à son honneur, mais en outre placée sur un piédestal. Une femme poétisée par les truands, célébrée avec lyrisme, l’héroïne du folklore de nombreuses générations.
Cette femme, c’est la mère du voleur.
L’imagination du voleur construit un monde mauvais et hostile qui le cerne de toutes parts. Et, dans cet univers peuplé d’ennemis, un seul personnage lumineux est digne d’un amour pur, de respect et d’adoration. C’est la mère.
Un culte de la mère allié à un mépris haineux de la femme : ainsi s’exprime, avec tout le sentimentalisme de la prison, l’éthique du criminel à l’égard de la question féminine. On a écrit beaucoup de sottises sur la sentimentalité de prison. En fait, c’est le sentimentalisme de l’assassin qui arrose un parterre de roses du sang de ses victimes. C’est le sentimentalisme d’un homme qui soigne la plaie d’un petit oiseau pour le déchiqueter une heure plus tard de ses propres mains, car il n’est pas de plus beau spectacle pour un truand que la mort d’un être vivant.
Il faut connaître sous son vrai jour le culte de la mère, ce culte enrobé d’un écran de fumée poétique.
C’est avec la même impétuosité et la même théâtralité qui poussent le truand à « signer » au couteau le corps d’un renégat tué, ou à violer une femme en public, en plein jour et sous les yeux de tous, ou à abuser d’une fillette de trois ans, ou encore à passer la syphilis à un homme, à une « Zoïka » – c’est avec la même affectation que le truand poétise sa mère, la déifie, en fait l’objet d’un lyrisme de prison des plus raffinés et oblige tout le monde à lui marquer du respect à distance.
À première vue, le sentiment du voleur à l’égard de sa mère semble être tout ce qui reste d’humain dans ses sentiments monstrueux et défigurés. Le truand a toujours l’air d’un fils respectueux ; dans l’univers des truands, on coupe court à tout propos grossier visant la mère de l’un ou de l’autre. La mère, c’est une sorte d’idéal élevé et, en même temps, une personne réelle, tout le monde en a une. La mère qui pardonne tout, qui a toujours pitié.
— Pour qu’on puisse vivre, c’était la maman qui travaillait. Et moi, j’ai commencé à voler en douce. Tu seras un voleur, exactement comme ton papa, me disait ma mère en pleurant.
C’est ce qu’on chante dans une des chansons lyriques de la pègre : Le Destin.
Sachant que dans sa vie courte et agitée, seule sa mère sera avec lui jusqu’au bout, le voleur l’épargne dans son cynisme.
Cependant, même cet unique sentiment, qui semblerait lumineux, est faux, comme tous les états d’âme du truand.
La glorification de la mère est un camouflage, son adulation est une tromperie, et, seulement dans le meilleur des cas, l’expression plus ou moins forte de la sentimentalité de prison.
Même dans ce sentiment qui semble élevé, le truand ment du début à la fin, comme dans tout ce qu’il affirme. Aucun truand n’a jamais envoyé un sou à sa mère ni ne l’a aidée, même à sa façon, alors qu’il buvait et dilapidait des milliers de roubles volés.
Dans ce sentiment à l’égard de la mère, il n’y a rien que simulation et fausseté théâtrale.
Le culte de la mère, c’est un écran de fumée original qui masque l’univers hideux des truands.
Un culte de la mère qu’on n’étend ni à son épouse ni aux femmes en général, n’est que fausseté et mensonge.
L’attitude à l’égard de la femme est révélateur de toute éthique.
Il faut noter à cet égard que c’est justement le culte de la mère assorti d’un mépris cynique à l’égard de la femme qui a fait d’Essénine, depuis trente ans déjà, un auteur si populaire dans le monde criminel. Mais j’en parlerai ailleurs.
On interdit à la voleuse ou à la compagne du truand, à toute femme entrée dans le monde criminel directement ou indirectement, d’avoir une liaison avec un cave. D’ailleurs, dans ce genre de cas, on ne tue pas la traîtresse, on ne lui « fait pas la peau ». Le couteau est une arme trop noble pour être utilisé contre une femme : pour elle, un bâton ou un tisonnier suffisent bien.
Il en va tout à fait autrement dès qu’il s’agit d’une liaison entre un voleur et une « femme libre ». C’est un honneur et un haut fait, sujet de vantardise pour l’un, de jalousie dissimulée pour les autres. De tels cas ne sont pas rares, mais les affabulations échafaudées autour font qu’il est très difficile de distinguer la vérité. La dactylo devient un procureur, la coursière une directrice d’entreprise et la vendeuse un ministre. La fiction relègue la vérité au fond de la scène, dans l’obscurité, et il est impossible de s’y retrouver dans le spectacle.
Sans aucun doute, une certaine partie des truands ont une famille dans leur ville natale, famille depuis longtemps abandonnée. Leurs femmes affrontent la vie avec des enfants en bas âge, chacune à sa façon. Il arrive que des maris reviennent à leurs familles en sortant des lieux de détention ; pour peu de temps, en général. « L’esprit d’errance » les pousse à de nouveaux vagabondages, et puis la police criminelle locale contribue à faire partir le truand le plus vite possible. Et, dans les familles, restent les enfants qui ne trouvent pas la profession de leur père effroyable, qu’elle emplit de pitié et, encore plus, du désir de marcher sur les traces de leur père comme dans la chanson Le Destin :
Et celui qui possède la force de lutter
Qu’il lutte jusqu’au bout contre sa destinée,
Je suis un faible, pourtant il me faudra
Prendre la suite de mon père mort.
Les voleurs héréditaires forment le noyau des professionnels du monde du crime, ses « chefs » et ses « idéologues ».
Le truand est forcément loin des problèmes de paternité et d’éducation des enfants : ces questions sont absolument exclues du Talmud du truand. Une carrière de prostituée, compagne d’un voleur réputé, lui paraît un avenir tout à fait normal pour Ses filles s’il en a quelque part. Aucune charge morale ne pèse sur la conscience du voleur (même si on se place du point de vue de l’éthique des truands). Et que ses fils deviennent des voleurs, cela lui semble aussi naturel.
1959