La visite de mister Popp

Mister Popp était le directeur de la firme américaine qui produisait des gazomètres dans la première tranche de construction du complexe chimique de Bérezniki. C’était une grosse commande, le travail avançait bien et le vice-directeur avait jugé qu’il lui était indispensable d’assister en personne à la remise des travaux.

À Bérezniki, il y avait différentes firmes qui participaient à la construction. « L’Internationale capitaliste », comme disait M. Granovski, le responsable du chantier. Les Allemands, c’étaient les chaudières « Hanomag » ; les machines à vapeur, c’était la firme anglaise Brown-Boveri, et les dernières étaient fournies par Babcock-Wilcox ; les Américains, eux faisaient les gazomètres. Le travail piétinait chez les Allemands – plus tard, cela fut taxé de sabotage. Chez les Anglais, à la centrale électrique, on n’était pas plus avancé. Plus tard, cela aussi fut taxé de sabotage.

Je travaillais alors à la centrale électrique, à la centrale électrothermique, et je me souviens très bien de l’arrivée de mister Holmes, l’ingénieur en chef de la firme Babcock-Wilcox. C’était un homme très jeune, d’une trentaine d’années. Ce fut Granovski, le responsable du Khimstroï, qui l’accueillit à la gare, mais Holmes n’alla pas à l’hôtel : il se rendit tout droit aux chaudières, au montage. Un des monteurs anglais l’aida à ôter son manteau, lui enfila un bleu de travail, et l’ingénieur passa trois heures dans la chaudière à écouter les explications du monteur. Le soir, il y eut une réunion. De tous les ingénieurs, Holmes était le plus jeune. À tous les rapports, toutes les remarques, mister Holmes riposta d’un seul mot bref que l’interprète traduisit de la façon suivante : « Cela n’inquiète pas mister Holmes. » Cependant, Holmes resta deux semaines au combinat, la chaudière se mit à fonctionner à quatre-vingts pour cent de la puissance projetée ; Granovski signa le procès-verbal et mister Holmes s’envola pour Londres.

Au bout de quelques mois, la puissance de la chaudière diminua et on convia un spécialiste de chez nous à une conférence : Léonid Konstantinovitch Ramzine. Ramzine, le héros du procès à sensation, comme cela avait été convenu, n’avait pas encore été libéré, pas encore été décoré de l’ordre de Lénine et n’avait pas encore reçu le prix Staline. Tout cela était encore à venir Ramzine le savait, et il eut une attitude très indépendante à la centrale électrique. Il n’était pas venu seul, mais avec un compagnon dont l’apparence ne laissait aucun doute sur le service pour lequel il travaillait, et c’est avec lui qu’il repartit. Ramzine n’alla pas dans la chaudière comme mister Holmes, il resta dans le bureau de Kastenner, le directeur technique de la centrale, qui était également un relégué, condamné pour sabotage dans les mines de Kizel.

Le directeur en titre de la centrale était un certain Ratchev, un ancien directeur rouge[84], un bon gars qui ne s’occupait pas des problèmes auxquels il ne comprenait rien. Je travaillais au Bureau de l’économie du travail de la centrale et j’ai gardé pendant de nombreuses années une réclamation des chauffagistes adressée à Ratchev. Sur cette réclamation où les chauffeurs avaient énuméré leurs nombreux besoins, on lisait une note d’une absolue simplicité, tout à fait dans le style de Ratchev : « Au resp. du BET[85] : prière de débrouiller l’affaire et de refuser, si possible. »

Ramzine donna quelques conseils pratiques, mais il n’apprécia guère le travail de Holmes.

Mister Holmes n’était pas venu à la centrale en compagnie de Granovski, le responsable de la construction, mais de son adjoint, l’ingénieur en chef Tchistiakov. Il n’y a rien de plus dogmatique au monde que le protocole diplomatique. Ainsi, bien qu’ayant tout son temps, Granovski estimait qu’il n’avait pas à accompagner l’ingénieur en chef de la firme sur le chantier. Bien sûr, si c’était le patron en personne qui était venu…

C’était l’ingénieur en chef Tchistiakov, un homme lourd et massif, « d’allure seigneuriale », comme on écrit dans les romans, qui avait accompagné Holmes. À l’administration du combinat, Tchistiakov avait un immense bureau situé en face de celui de Granovski et il y passait pas mal de temps, enfermé avec une jeune coursière.

J’étais jeune, alors, et je ne comprenais pas la loi physiologique qui fait qu’en plus de leur femme, les grands chefs vivent avec des coursières, des sténographes ou des secrétaires. J’avais souvent des problèmes à régler avec Tchistiakov et je jurai plus d’une fois devant cette porte close.

J’habitais l’hôtel situé près de l’usine de soude, celui-là même où Paoustovski a pondu son Kara-Bougaz. Ce qu’il a écrit sur cette époque – les années trente et trente et un – montre que l’essentiel de l’atmosphère dans tout le pays, de toute l’histoire de notre société, lui a complètement échappé.

Ici, sous les yeux de Paoustovski, on procédait à une grande expérience de pourriture des âmes humaines, expérience qui fut ensuite appliquée à l’échelle du pays et qui aboutit au sang de l’année 37. C’était précisément à cet endroit et à cette époque qu’on expérimenta pour la première fois un nouveau système de camp : l’autosurveillance[86], la « rééducation-refonte », la nourriture en fonction de la production, le décompte des jours de travail en fonction des résultats obtenus au travail. Un système qui prouva son efficacité au Biélomorkanal et qui échoua au Moskanal, où on retrouve encore aujourd’hui des ossements humains dans des fosses communes.

À Bérezniki, c’était Berzine qui menait l’expérience. Pas tout seul, bien entendu. Berzine fut toujours l’exécutant fidèle des idées d’autrui, qu’elles fussent ou non sanglantes. Mais il était le directeur de l’usine chimique de la Vichéra, une des réalisations du premier plan quinquennal. Il avait Filippov comme adjoint à la Direction du camp, et ce camp de la Vichéra dont faisaient partie Bérezniki et Solikamsk avec ses minerais de potassium était énorme. Rien qu’à Bérezniki, il y avait de trois à quatre mille personnes.

C’est là, justement, qu’on décida si les camps devaient ou non exister, après leur avoir fait subir l’épreuve du rouble, de la rentabilité. Après l’expérience de la Vichéra, qui fut une réussite selon les autorités, les camps s’emparèrent de toute l’Union soviétique et il n’y eut pas une seule région qui n’eût son camp, pas une seule construction à laquelle n’eussent travaillé des détenus. C’est après la Vichéra que le nombre des détenus du pays atteignit douze millions de personnes. C’est la Vichéra qui fut à l’origine d’une nouvelle organisation des lieux de détention. Les maisons de correction passèrent sous le contrôle du NKVD et ces gens-là se mirent au travail, glorifiés par les poètes, les auteurs dramatiques et les réalisateurs de cinéma.

Autant de choses qui échappèrent à Paoustovski préoccupé par son Kara-Bougaz !

Fin 1931, le jeune ingénieur Lévine partageait ma chambre à l’hôtel. Il travaillait au chantier de construction chimique de Bérezniki comme interprète d’allemand et était affecté à un des ingénieurs étrangers. Quand je lui demandai pourquoi lui, un ingénieur chimiste, travaillait comme simple interprète pour trois cents roubles par mois, il me répondit :

— C’est mieux ainsi. Pas de responsabilité. Par exemple, c’est la dixième fois qu’on repousse la mise en service, alors on va emprisonner une centaine de gens. Et moi ? Moi, je suis interprète. De plus, j’ai peu de travail, beaucoup de temps libre. Et je l’utilise intelligemment.

Lévine sourit.

Je lui souris en retour.

— Vous n’avez pas compris ?

— Non.

— Et vous n’avez pas remarqué que je rentrais au petit matin ?

— Non, je n’y ai pas fait attention.

— Vous n’êtes pas très observateur. J’ai une activité qui me rapporte pas mal d’argent.

— De quoi s’agit-il ?

— Je joue aux cartes.

— Aux cartes ?

— Oui. Au poker.

— Avec des étrangers ?

— Mais non, pourquoi des étrangers ? Ils ne peuvent rien me faire gagner si ce n’est un procès.

— Avec les nôtres ?

— Bien sûr. Ici, il y a pléthore de célibataires. Les mises sont élevées. Et j’ai beaucoup d’argent, je ne cesse de bénir mon père qui m’a si bien appris à jouer au poker. Vous ne voulez pas essayer ? Je vous apprendrais en un clin d’œil.

— Non merci.

C’est tout à fait par hasard que j’ai introduit Lévine dans mon récit sur mister Popp, récit que je n’arrive décidément pas à commencer.

Le montage de la firme américaine marchait bien, la commande était énorme et le vice-directeur se déplaça en personne. M. Granovski, le responsable de la construction chimique de Bérezniki, avait été averti un bon millier de fois, en temps et en heure, de l’arrivée de mister Popp. Ayant décidé en vertu du protocole diplomatique que lui, M. Granovski, vieux membre du parti et responsable de la construction du plus gros objectif du premier plan quinquennal, était plus haut placé que le patron d’une firme américaine, Granovski décida de ne pas aller accueillir en personne mister Popp à la gare d’Oussolié (qu’on appela plus tard Bérezniki) – ça n’aurait pas fait sérieux –, mais de le recevoir à l’administration, dans son bureau.

M. Granovski savait que l’hôte américain voyageait dans un train spécial, une locomotive et le wagon du visiteur ; quant à l’heure d’arrivée du train en gare d’Oussolié, Granovski la connaissait depuis trois jours par un télégramme de Moscou.

La cérémonie d’accueil avait été mise au point à l’avance : on enverrait la voiture personnelle du responsable de la construction au visiteur et le chauffeur le conduirait à l’hôtel, où depuis trois jours Tsypliakov, le directeur, un membre d’élite du parti, gardait sa meilleure chambre de l’hôtel pour étrangers à l’intention de l’hôte d’outre-océan. Après avoir fait sa toilette et pris son petit déjeuner, mister Popp serait conduit à l’administration, puis commencerait la partie « affaires », dont le déroulement avait été fixé minute par minute.

Le train spécial transportant l’hôte d’outre-océan devait arriver à neuf heures du matin et, dès la veille au soir, le chauffeur personnel de Granovski fut convoqué, mis au courant et copieusement injurié.

— P’têt que j’pourrais, camarade chef, amener la voiture à la gare le soir et coucher là-bas ? dit le chauffeur, très inquiet.

— Sûrement pas. Il faut montrer que chez nous tout se fait à l’heure dite. Le train siffle, ralentit et tu arrives à la gare. Comme ça, et pas autrement.

— Bien, camarade chef.

Fatigué par de multiples répétitions – la voiture alla dix fois à vide à la gare –, le chauffeur mesura sa vitesse, calcula le temps nécessaire. La nuit précédant l’arrivée de mister Popp, le chauffeur de M. Granovski s’endormit et il rêva de tribunal…

Le planton de service au garage – avec lequel le responsable de la construction n’avait eu aucun entretien secret – réveilla le chauffeur d’un coup de téléphone donné de la gare et, après avoir rapidement mis en marche la voiture, le chauffeur se précipita à la rencontre de mister Popp.

Granovski était un homme occupé. Ce jour-là, il arriva à son bureau à six heures du matin, assista à deux réunions, passa trois « savons ». Il guettait le moindre bruit, en bas, écartait le store et jetait de temps en temps un coup d’œil sur la route. L’hôte d’outre-océan n’arrivait toujours pas.

À neuf heures et demie, le responsable de service, l’adjoint du responsable de la construction, téléphona de la gare. Granovski décrocha le combiné et entendit une voix sourde avec un fort accent étranger. La voix exprima son étonnement qu’on accueillît si mal mister Popp. Il n’y avait pas de voiture. Mister Popp demandait qu’on lui envoyât une voiture.

Granovski devint fou furieux. Sautant les deux marches du perron, la respiration haletante, il arriva au garage.

— Votre chauffeur est parti à sept heures et demie, camarade chef.

— Comment ça, à sept heures et demie ?

Mais il entendit vrombir une voiture. Avec un sourire d’ivrogne, le chauffeur passa le seuil du garage.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Et le chauffeur s’expliqua. À sept heures et demie, il y avait un train de passagers qui était arrivé de Moscou. Grozovski, le chef du département financier du chantier, rentrait de congé avec sa famille par ce train et il avait fait appeler la voiture de Granovski, comme toujours. Le chauffeur avait essayé de lui expliquer pour mister Popp. Mais Grozovski avait déclaré qu’il y avait erreur, que lui n’était pas au courant, et il lui avait ordonné de venir immédiatement à la gare. Le chauffeur avait obéi. Il avait pensé qu’on avait annulé pour l’étranger, et d’ailleurs, Grozovski ou Granovski, il ne savait plus très bien à qui il devait obéir, la tête lui tournait. Ensuite, ils étaient allés à quatre kilomètres, au nouveau bourg de Tchourtane où se trouvait le nouvel appartement de Grozovski. Le chauffeur l’avait aidé à porter ses bagages, puis les maîtres de maison lui avaient offert un petit coup pour la route…

— Je discuterai plus tard avec toi. Je t’expliquerai, moi, qui est plus important, de Grozovski ou de Granovski. En attendant, file à la gare.

Le chauffeur arriva à la gare avant dix heures. L’humeur de mister Popp n’était pas des meilleures.

Au radar, le chauffeur conduisit mister Popp à toute allure à l’hôtel pour étrangers. Mister Popp s’installa dans sa chambre, se lava, se changea et se calma.

Maintenant, c’était au tour de Tsypliakov d’être inquiet, c’était le nom du commandant de l’hôtel pour étrangers – c’était ainsi qu’on l’appelait à l’époque, pas directeur, ni responsable, mais commandant. Ainsi nommée, cette fonction était-elle moins onéreuse que celle, par exemple, de « responsable de château d’eau » ? Je l’ignore ; en tout cas, c’était ainsi qu’on la désignait.

Le secrétaire de mister Popp apparut sur le seuil de la chambre :

— Mister Popp voudrait son petit déjeuner.

Le commandant de l’hôtel prit à l’office deux grands bonbons sans papier, deux tartines de marmelade, deux au saucisson, mit tout cela sur un plateau et, après y avoir ajouté deux verres d’un thé tout à fait clair, le porta dans la chambre de mister Popp.

Immédiatement, le secrétaire rapporta le plateau et le déposa sur une petite table qui se trouvait près de la porte. Mister Popp n’allait sûrement pas manger ça.

Tsypliakov se précipita pour en référer à Granovski, mais le responsable de la construction savait déjà tout : on l’avait averti par téléphone.

— Qu’est-ce que tu fais, vieux crétin ? hurla Granovski. Tu me couvres de honte, tu couvres l’État de honte ! Quitte tes fonctions. Au travail ! À la carrière de sable ! La pelle à la main ! Saboteurs ! Salopards ! Je vous ferai pourrir dans des camps !

Et, en attendant que le chef eût fini de jurer, le vieux Tsypliakov aux cheveux blancs pensa : « Il va sûrement le faire. »

Ce fut le moment de parler affaires, et là Granovski se calma un peu. La firme travaillait bien, au chantier. On construisait des gazomètres à Solikamsk et à Bérezniki. Mister Popp irait sûrement aussi à Solikamsk. C’était pour cela qu’il était venu, et il ne voulait absolument pas dire qu’il était contrarié. D’ailleurs, il ne l’était pas. Plutôt étonné. Tout cela n’était que vétilles.

Au chantier, Granovski accompagna mister Popp en personne : il avait laissé de côté tous ses calculs diplomatiques et remis toutes ses réunions et rendez-vous. Il l’accompagna également en personne à Solikamsk et revint avec lui. Les procès-verbaux furent signés et mister Popp, satisfait, s’apprêta à rentrer chez lui, en Amérique.

— J’ai le temps, dit mister Popp à Granovski, j’ai économisé deux semaines grâce au travail de nos et – l’invité fit une pause – de vos maîtres ouvriers. Le fleuve Kama est magnifique. Je veux descendre la Kama en bateau jusqu’à Perm, et peut-être même jusqu’à Nijni-Novgorod. C’est possible ?

— Bien sûr, répondit Granovski.

— Et je peux affréter un bateau ?

— Non. Vous savez bien que nous avons un autre régime, mister Popp.

— Et en acheter un ?

— Non, on ne peut pas non plus en acheter.

— Bon, si on ne peut acheter un bateau de passagers – ça je le comprends, ça perturberait la circulation sur l’artère fluviale –, alors, peut-être un remorqueur, hein ? Tiens, comme cette Mouette.

Et mister Popp montra un remorqueur qui passait sous les fenêtres du bureau du responsable de la construction.

— Non, un remorqueur non plus. Je vous supplie de comprendre…

— Bien sûr, j’ai entendu dire un tas de choses… Mais en acheter un serait le plus simple. Je le laisserais à Perm. Je vous en ferais cadeau.

— Non, mister Popp. Nous n’acceptons pas de tels cadeaux.

— Alors, comment faire ? C’est complètement absurde ! Nous sommes en été, il fait un temps magnifique. C’est un des plus beaux fleuves du monde, et j’ai lu quelque part que la vraie Volga se trouvait ici. Et puis, j’ai le temps. Or voilà que je ne peux pas partir. Demandez à Moscou.

— Pourquoi Moscou ? C’est loin Moscou, récita Granovski par habitude.

— Eh bien, trouvez une solution. Je suis votre hôte. Il en sera comme vous le déciderez.

Granovski demanda une demi-heure de réflexion et convoqua à son bureau Mironov, le chef de la navigation, et Ozols, le chef du secteur opérationnel de l’Oguépéou. Granovski leur fit part du désir de mister Popp.

À l’époque, il n’y avait que deux bateaux de passagers qui passaient par Bérezniki : L’Oural rouge et La Tatarie rouge. Les lignes : Tcherdyne-Perm. Mironov dit que L’Oural rouge était en aval, près de Perm, et qu’il ne pourrait jamais arriver rapidement. En amont, La Tatarie rouge approchait de Tcherdyne.

— Si on la fait revenir vite – et là, tes gars nous aideront, Ozols – et si on la fait descendre sans escale, La Tatarie rouge arrivera à quai à Bérezniki demain dans la journée. Mister Popp pourra partir.

— Mets-toi au sélecteur, dit Granovski à Ozols, et active tes gars. Qu’un de vos gars prenne le bateau et fasse le voyage pour ne pas les laisser perdre du temps inutilement et pour qu’il n’y ait aucun arrêt. Dis-leur que c’est une mission d’État.

Ozols fut mis en liaison avec Annovy, le quai de Tcherdyne. La Tatarie rouge quitta Tcherdyne.

— Active !

— On active.

Le responsable de la construction rendit visite à mister Popp dans sa chambre d’hôtel – il y avait déjà un autre commandant – et déclara qu’un bateau de passagers aurait l’honneur de prendre à son bord leur invité de marque le lendemain, à deux heures de l’après-midi.

— Non, dit mister Popp, dites-moi l’heure exacte, pour que nous n’ayons pas à poireauter sur la rive.

— Alors, à cinq heures. J’enverrai une voiture prendre vos affaires à quatre heures.

À cinq heures, Granovski, mister Popp et son secrétaire allèrent au débarcadère. Il n’y avait pas de bateau.

Granovski s’excusa, s’éloigna et se précipita au sélecteur de l’Oguépéou.

— Mais il n’a pas encore passé Itcher.

Granovski gémit : cela faisait encore deux bonnes heures.

— Peut-être pourrions-nous revenir à l’hôtel en attendant que le bateau soit là… Je vous propose de manger un morceau, dit Granovski.

— En russe, manger un morceau, zavtrakat, ça veut dire remettre à demain, zavtra, articula mister Popp d’un air entendu. Non merci. C’est une journée splendide. Il y a du soleil. Le ciel est bleu. Nous attendrons sur la rive.

Granovski resta avec son hôte au débarcadère ; tout en souriant et en racontant n’importe quoi, il jetait des coups d’œil sur le cap, en amont, par où devait incessamment arriver le bateau.

Pendant ce temps, les collaborateurs d’Ozols et le chef lui-même occupaient toutes les lignes téléphoniques et activaient, activaient, activaient.

À huit heures du soir, La Tatarie rouge émergea de derrière le cap et commença à se rapprocher lentement du débarcadère. Granovski multiplia les sourires, les remerciements, les adieux. Mister Popp le remercia sans sourire.

Le bateau accosta. Et c’est là que surgit la difficulté inattendue, le contretemps qui faillit envoyer au tombeau M. Granovski, le cardiaque, une difficulté qui ne fut d’ailleurs surmontée que grâce au savoir-faire et à l’habileté du chef du département de district Ozols.

Il apparut que le bateau était plein, bondé. Il y avait peu de voyages, une quantité folle de gens était en route et, tous les ponts, toutes les cabines étaient pleins à craquer, même salle des machines. Il n’y avait pas de place pour mister Popp sur La Tatarie rouge. Non seulement tous les billets en cabine avaient été vendus, mais en plus, dans chacune d’elles, il y avait des secrétaires de comités de district, des chefs d’ateliers et des directeurs d’entreprises de la plus haute importance qui descendaient en congé à Perm.

Granovski sentit qu’il allait s’évanouir. Mais Ozols avait bien plus l’expérience de ce genre d’affaires.

Ozols grimpa sur le pont supérieur de La Tatarie rouge avec quatre de ses gars, armés et en uniforme.

— Tout le monde descend ! Avec les bagages !

— Mais on a des billets. Des billets jusqu’à Perm !

— Va au diable avec tes billets ! Descendez tous dans la cale. Je vous donne trois minutes.

— Une escorte va vous accompagner jusqu’à Perm. Je vous expliquerai en chemin.

Cinq minutes plus tard, le pont supérieur avait été nettoyé et mister Popp monta sur le pont de La Tatarie rouge.

1967

Récits de la Kolyma
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