Dessins d’enfant
Il n’y avait pas de liste : on nous expédiait au travail en comptant au portail le nombre de rangs par cinq. On nous mettait toujours en rangs par cinq, car tous les soldats d’escorte étaient loin d’avoir une maîtrise totale des tables de multiplication. Toute activité arithmétique qui doit être effectuée en plein gel et, qui plus est, sur un matériau vivant, est une chose ardue. Chez les détenus, la coupe de la patience peut déborder d’un seul coup et les autorités en tenaient compte.
Nous avions alors un travail facile, un travail pour truands[27] : scier des bûches à la scie circulaire. La scie tournait avec un léger bruit. Nous faisions rouler un énorme rondin sur l’établi et le poussions lentement vers la scie. La scie glapissait et rugissait de fureur : elle n’aimait pas plus que nous le travail dans le Nord ; mais nous continuions de pousser progressivement le rondin et il finissait par tomber brusquement, coupé en deux, deux morceaux devenus étonnamment légers.
Notre troisième camarade fendait le bois avec une cognée au long manche jaune. Il attaquait les billots épais près des bords, mais ceux qui étaient plus fins, il les fendait d’un seul coup. Ses coups étaient faibles : il était aussi affamé que nous ; mais il est facile de fendre du bois de mélèze gelé. Dans le Nord, la nature n’est pas neutre, pas indifférente : elle est complice de ceux qui nous ont envoyés ici.
Une fois le travail terminé, nous rangeâmes les bûches et attendîmes l’escorte. Nous avions bien notre soldat d’escorte – il s’était mis au chaud dans le bureau pour lequel nous avions scié les bûches –, mais nous devions rentrer au grand complet, avec toute la brigade qui s’était éparpillée en petits groupes dans la ville.
Le travail terminé, nous ne rentrâmes pas nous réchauffer. Nous avions remarqué depuis longtemps déjà un grand tas d’ordures près de la palissade : une affaire qu’on ne pouvait négliger. Mes deux camarades le fouillèrent en habitués et avec doigté, enlevant les couches gelées l’une après l’autre. Des morceaux de pain gelés, une boule de viande hachée congelée et des chaussettes d’homme déchirées : tel fut leur butin. Le plus précieux, c’étaient bien sûr les chaussettes, et je regrettai de n’avoir pas fait moi-même cette trouvaille. Les chaussettes, écharpes, gants, chemises et pantalons « libres » – « civils » – ont une très grande valeur aux yeux de gens qui n’ont porté que des vêtements appartenant à l’État pendant des dizaines d’années. Ces chaussettes, on pouvait les repriser, les rapiécer : et ce serait du tabac, du pain.
La chance de mes camarades m’aiguillonnait. Moi aussi, je cassai de mes mains et à coups de pied les morceaux multicolores du tas d’ordures ; après avoir repoussé un chiffon qui ressemblait à des intestins humains, je vis, pour la première fois depuis des années, un cahier gris d’écolier.
C’était un cahier tout à fait ordinaire, un cahier de dessin pour enfants.
Toutes les pages en avaient été coloriées, soigneusement et avec application. J’en feuilletai le papier cassant, gelé, les pages naïves recouvertes de givre, éclatantes et froides. Moi aussi, autrefois, j’avais dessiné – c’était il y avait bien longtemps –, installé près de la lampe à pétrole à mèche de sept[28], à la table de la salle à manger. À petits coups de pinceau magique, le héros inanimé des contes ressuscitait comme si on l’avait aspergé d’eau vive[29].
Les couleurs de l’aquarelle, qui ressemblaient à des boutons pour vêtements féminins, étaient rangées dans une boîte métallique blanche. Perché sur un loup gris, Ivan Tsarévitch[30] parcourait un bois de conifères. Les sapins étaient plus petits que le loup gris, Ivan Tsarévitch montait le loup comme les Évenques[31] chevauchent les rennes, les talons au ras de la mousse. Une fumée s’élevait dans le ciel en tournoyant et on voyait des oiseaux semblables à des V, peints d’un seul trait, dans un ciel bleu nuit étoilé.
Et, plus je me rappelais mon enfance, mieux je comprenais qu’elle ne reviendrait jamais, que je n’en trouverais même pas le reflet dans ce cahier d’enfant.
C’était un cahier terrible.
Dans le Nord, les villes sont en bois, on y peint les barrières et les maisons en ocre clair, et le pinceau du jeune artiste avait fidèlement reproduit cette couleur jaune partout où le garçon avait voulu montrer des constructions de la rue, des choses faites de mains d’homme.
Dans ce cahier, il y avait beaucoup, vraiment beaucoup de palissades. Presque sur chaque dessin, les gens et les maisons étaient entourés de palissades régulières et jaunes, droites, surmontées des traits noirs de barbelés. Ces fils métalliques, les mêmes dans tous les camps, recouvraient toutes les palissades du cahier d’enfant.
Près des palissades, il y avait des gens. Dans ce cahier, ce n’étaient ni des paysans, ni des ouvriers, ni des chasseurs : c’étaient des soldats, des hommes d’escorte et des sentinelles, tous armés de fusils. Des abris-champignons contre la pluie, auprès desquels le jeune artiste avait posté l’escorte et les sentinelles, se dressaient au pied d’énormes miradors. Sur les miradors, les soldats faisaient les cent pas, les canons des fusils brillaient.
Le cahier n’était pas très épais, mais le garçon avait réussi à y représenter toutes les saisons de sa ville natale.
Une herbe d’un vert éclatant, en une seule teinte comme sur les premiers tableaux de Matisse, et un ciel bleu outremer, frais, pur et limpide. Les couchers et levers de soleil étaient bien écarlates, mais cela ne venait pas de l’incapacité d’un enfant à trouver les demi-teintes, les nuances des couleurs, à découvrir les secrets du clair-obscur.
Les combinaisons de couleurs dans le cahier d’écolier étaient une fidèle reproduction du ciel de l’Extrême-Nord, dont les couleurs sont étonnamment pures et nettes, sans demi-teintes.
Je me rappelai cette vieille légende du Nord qui dit que le dieu était encore un enfant quand il créa la taïga. Il mit peu de couleurs, ces couleurs étaient pures comme l’imagination d’un enfant, les dessins étaient simples et clairs, les sujets naïfs.
Plus tard, quand le dieu eut grandi et devint adulte, il apprit à découper des feuilles d’arbre au tracé extraordinaire et inventa de nombreux oiseaux de toutes les couleurs. Puis le dieu en eut assez du monde enfantin : il ensevelit sa création de la taïga sous la neige et s’en alla dans le Sud pour toujours. Voilà ce que dit la légende.
Dans les dessins qui représentaient l’hiver, l’enfant ne s’était pas non plus éloigné de la réalité. La verdure avait disparu. Les arbres étaient noirs et dénudés. C’était des mélèzes de Dahurie, au lieu des pins et des sapins de mon enfance.
Une scène de chasse dans le Nord : un berger allemand aux grandes dents tirait sur la laisse que tenait Ivan Tsarévitch. Celui-ci avait une chapka de modèle militaire, une pelisse courte en peau de mouton blanche, des bottes de feutre et des moufles longues, des crispins, comme on les appelle dans l’Extrême-Nord. Sur son épaule, Ivan Tsarévitch avait une mitraillette. Des arbres nus, triangulaires, étaient plantés dans la neige.
L’enfant n’avait rien vu, rien retenu d’autre que les maisons jaunâtres, le fil de fer barbelé, les miradors, les bergers allemands, les soldats d’escorte avec leurs mitraillettes et le ciel d’un bleu soutenu.
Mon camarade jeta un coup d’œil sur le cahier et en tâta les pages :
— Tu aurais mieux fait de chercher du papier journal pour rouler les cigarettes.
Il m’arracha le cahier des mains, le froissa et le jeta sur le tas d’ordures. Le givre commença de le recouvrir.
1959