Le virtuose de la pelle
Dimanche, après le travail, on dit à Krist qu’il était transféré dans la brigade de Kostotchkine, pour la compléter, car elle fondait comme neige au soleil au gisement d’or. La nouvelle était d’importance. Était-elle bonne ou mauvaise ? Krist n’avait pas à y réfléchir, car il n’y pouvait rien. Mais, sur Kostotchkine lui-même, Krist avait entendu dire bien des choses à ce gisement où ne circulait pourtant aucune rumeur, dans ces baraques sourdes et muettes. Comme tous les détenus, Krist ignorait d’où venaient les nouvelles personnes qui apparaissaient dans sa vie, certaines pour peu de temps, d’autres pour longtemps, mais, dans tous les cas, ces gens sortaient de sa vie sans avoir rien dit d’eux-mêmes ; ils partaient comme s’ils étaient morts, ils mouraient comme s’ils étaient partis. Les autorités, les chefs de brigade, les cuisiniers, les magasiniers, les voisins de châlit, les coéquipiers à la brouette, les camarades de travail au pic…
Ce kaléidoscope, ce mouvement perpétuel de gens ne fatiguaient pas Krist. Il n’y pensait tout simplement pas ; la vie ne lui laissait pas le temps de se livrer à ce genre de réflexions. « Ne t’inquiète pas, ne pense pas aux nouveaux chefs, Krist. Tu es seul, et des chefs, tu en auras encore beaucoup », avait dit un plaisantin, un philosophe dont Krist ne se souvenait plus. Il ne pouvait se rappeler ni le nom, ni le visage, ni la voix, oui, ni même la voix, de celui qui lui avait dit ces mots facétieux si importants. Importants parce que facétieux. Qui osait plaisanter, sourire, ne serait-ce que dans son for intérieur, d’un sourire secret, mais un sourire tout de même, un vrai sourire ? Il existait de tels hommes, mais Krist n’en était pas.
Les chefs de brigade qu’il avait connus… C’étaient des 58 comme lui ; mais les uns avaient une charge trop lourde et ils avaient vite été démis de leurs fonctions sans avoir le temps de se transformer en assassins ; quant aux autres, c’était des caves, mais des caves affranchis, des hommes d’expérience, qui s’y connaissaient, capables non seulement de donner des ordres, mais aussi d’organiser le travail et, par-dessus le marché, de faire bon ménage avec les normeurs, l’administration et les chefs en tout genre, de leur donner des pots-de-vin, de les persuader. Mais même ces « frères en 58 », se refusaient à penser que donner des ordres, au camp, était le pire des péchés, que devenir maître de la vie et de la mort d’autrui là où toute chose se paie avec du sang, là où l’homme est privé de tout droit, était un péché trop grand, un péché mortel, impardonnable. Il y avait des chefs qui mouraient avec leur brigade. Il y en avait également que cet horrible pouvoir sur la vie d’autrui avait immédiatement pourris et, entre leurs mains, les manches de pics et de pelles devenaient des arguments lorsqu’ils s’adressaient à leurs camarades de travail. Et, quand ils y pensaient, ils disaient, en répétant comme une prière le sombre dicton du camp : « Toi, meurs aujourd’hui, moi demain. » Krist n’avait pas toujours eu des 58 comme chefs de brigade, loin s’en faut. Le plus souvent et sans exception pendant les années les plus terribles, il avait eu comme chefs des droit commun, condamnés pour assassinat ou infraction au code du travail. C’étaient des gens normaux, mais le pouvoir corrupteur et les fortes pressions exercées d’en haut – un déluge d’instructions mortelles – leur dictaient des actes qu’ils n’auraient peut-être jamais osé commettre dans leur vie antérieure. Dans les articles du code qui concernaient les « infractions au code du travail », comme dans la plupart des délits de droit commun, la frontière qui séparait un « acte non passible d’emprisonnement » d’un délit était floue et parfois même insaisissable. On vous jugeait souvent un jour pour des faits qu’on ne condamnait pas la veille, sans parler des « mesures de coercition », de toute cette gamme de nuances juridiques qui va de l’infraction au crime.
Les droit commun chefs de brigade devenaient des bêtes sauvages sur ordre. Mais ce n’était pas seulement sur ordre que l’étaient les truands, loin de là. Un chef de brigade truand, c’était le pire qui pouvait arriver à une brigade. Kostotchkine n’était ni un truand ni un droit commun. C’était le fils unique d’un collaborateur important du KVJD[20], d’un membre du parti ou du soviet qui avait été pris et exécuté dans « l’affaire du KVJD ». Son fils unique, qui faisait ses études à Kharbin et n’avait jamais rien connu d’autre que cette ville, avait été condamné dans sa vingt-cinquième année comme TchS, comme « membre de la famille », siglard à… quinze ans. Éduqué à Kharbin, habitué à vivre à l’étranger, où les innocents[21] ne se retrouvaient en prison que dans les romans, – occidentaux pour la plupart –, le jeune Kostotchkine n’était pas persuadé, au fond, que son père avait vraiment été condamné à tort. Ce père lui avait inculqué la foi en l’infaillibilité du NKVD. Le jeune Kostotchkine n’était absolument pas près de changer d’avis. Quand son père et lui furent arrêtés et qu’on l’expédia du Très-Extrême-Orient dans le Très-Extrême-Nord, Kostotchkine éprouva surtout de la colère à l’égard de ce père dont le crime secret avait brisé sa vie. Que savait-il, lui, Kostotchkine, de la vie des adultes ? Lui qui avait appris quatre langues étrangères, dont deux européennes et deux orientales ; lui, le meilleur danseur de Kharbin qui s’était initié à toutes sortes de blues et de rumbas auprès des artistes de passage ; lui, le meilleur boxeur poids-moyen de la ville, passé aux mi-lourds, et qui avait appris l’art de l’uppercut et du crochet auprès d’un ancien champion d’Europe, que savait-il donc de toute cette haute politique ? Si on avait fusillé son père, c’est qu’il y avait eu quelque chose. Peut-être s’étaient-ils laissé emporter, au NKVD ; peut-être aurait-il fallu lui coller dix à quinze ans. Et à lui, au jeune Kostotchkine, il aurait fallu lui coller, si c’était vraiment indispensable, cinq ans au lieu de quinze.
Kostotchkine se répétait toujours les mêmes mots, et il avait beau changer leur ordre, cela ne donnait rien de bon, le résultat était inquiétant : « Donc, il y avait quelque chose », « Il y avait donc quelque chose ».
En lui insufflant de la haine à l’égard de son père fusillé, un désir passionné de se débarrasser de cette flétrissure, de cette malédiction paternelle, les enquêteurs remportèrent de grands succès. Mais son juge d’instruction ne le sut jamais : l’homme chargé du dossier de Kostotchkine avait depuis longtemps été fusillé dans l’une des multiples affaires du NKVD.
Le jeune Kostotchkine n’avait pas seulement appris foxtrots et rumbas à Kharbin. Il avait terminé ses études à l’Institut polytechnique et obtenu un diplôme d’ingénieur en mécanique.
Parvenu à destination, il obtint une entrevue avec le chef du gisement et demanda qu’on lui confiât un travail dans son domaine, promettant de travailler loyalement, maudissant son père et suppliant les autorités locales. « Il pourra toujours signer les étiquettes des boîtes de conserve », dit sèchement le chef du gisement ; mais le délégué local, qui avait assisté à l’entretien, avait perçu quelques notes familières dans le ton du jeune ingénieur de Kharbin. Les chefs se consultèrent, puis le délégué s’entretint avec Kostotchkine, et une nouvelle se répandit sur les fronts de taille : on venait de nommer chef d’une des brigades un novice, un des nôtres, un 58. Les optimistes virent dans cette nomination le signe qu’il allait bientôt y avoir des changements positifs ; quant aux pessimistes, ils marmonnèrent quelque chose au sujet des nouveaux chefs, toujours à craindre, car trop zélés. Mais les uns et les autres furent bien étonnés, sauf, évidemment, ceux qui avaient depuis longtemps perdu la faculté de s’étonner ; Krist, lui, ne s’étonnait plus.
Chaque brigade a sa propre vie, dans sa propre « section » de baraque, nantie d’une entrée séparée, et ne voit les autres habitants de la baraque qu’à la cantine. Krist avait souvent croisé Kostotchkine : celui-ci ne passait pas inaperçu avec sa trogne vermeille, ses larges épaules, sa puissance. Ses crispins – des gants aux poignets évasés – étaient en fourrure. Les chefs plus pauvres avaient des crispins en toile, faits à partir de vieux pantalons ouatés et piqués. La chapka de Kostotchkine venait également de chez les « libres », c’était un bonnet à oreillettes en fourrure, et ses bottes de feutre étaient aussi de vraies bottes de feutre et non des bourki, ni des tchouni en corde. Tout cela faisait qu’on le remarquait. Il avait travaillé comme chef de brigade un seul mois, cet hiver-là ; il avait donc rempli la norme, réalisé le plan ; quant aux résultats, on pouvait les consulter sur un tableau près du poste de garde, mais un vieux détenu comme Krist ne s’intéressait pas à ce genre de choses.
La biographie de son futur chef de brigade, Krist l’établit mentalement, couché sur les châlits. Mais il était persuadé qu’il ne se trompait pas, il n’y avait pas d’erreur possible. Aucun autre itinéraire n’aurait pu mener l’homme de Kharbin au poste de chef de brigade.
La brigade de Kostotchkine fondait, comme c’était le lot de toute brigade travaillant aux tailles aurifères. De temps en temps – c’est-à-dire toutes les semaines, et non tous les mois… – on lui amenait du renfort. Ce jour-là, le renfort, c’était Krist. « Je suis sûr que Kostotchkine sait même qui est Einstein », songea Krist en s’endormant à sa nouvelle place.
On lui avait attribué une place éloignée du poêle, puisqu’il était nouveau. Ceux qui étaient arrivés avant lui dans l’équipe avaient occupé les meilleures places. C’était la règle générale, et Krist la connaissait bien.
Le chef de brigade, attablé dans un coin, près de la lampe, lisait un livre. Maître de la vie et de la mort de ses travailleurs, il aurait pu mettre l’unique lampe de la baraque sur sa petite table, pour son propre confort, privant ainsi de lumière les habitants de la baraque, qui avaient du reste autre chose en tête que de lire ou de parler… D’ailleurs, on peut aussi parler dans le noir, mais, de toute manière, on n’avait rien à se dire, ni le temps de le faire. Pourtant, le chef de brigade Kostotchkine s’était installé près de la lampe commune et il lisait, il lisait ; et, de temps à autre, ses lèvres pulpeuses de gosse s’arrondissaient, formant un cœur – un sourire –, et il plissait ses yeux gris, grands et beaux. Krist aima tellement cette paisible image du repos du chef et de sa brigade, une image qu’il n’avait pas vue depuis longtemps, qu’il décida en son for intérieur de rester à tout prix dans cette brigade, de consacrer toutes ses forces à son nouveau chef.
Il y avait aussi dans cette brigade un adjoint du chef, le responsable de la baraque, un certain Oska, un homme de petite taille, qui aurait pu être le père de Kostotchkine. Oska balayait la baraque, distribuait la nourriture et aidait son chef : tout se passait comme chez des êtres humains. Et, en se couchant, Krist pensa, on ne sait pourquoi, que son nouveau chef savait sûrement qui était Einstein. Tout heureux à cette idée, réchauffé par le gobelet d’eau chaude qu’il avait bu avant de se coucher, Krist s’endormit.
La nouvelle équipe partait au travail dans le plus grand calme. On indiqua à Krist où se trouvait le dépôt d’outils : chacun reçut les siens ; Krist ajusta sa pelle comme il l’avait fait des milliers de fois : il enleva le petit manche avec poignée qu’avaient toutes les pelles américaines ; avec le manche de sa hache, il élargit très légèrement les bords de la pelle en la posant sur une pierre ; il se choisit un long, un très long manche neuf parmi tous ceux qui se trouvaient dans un coin du hangar, l’enfila dans l’anneau de la pelle, le fixa, posa le tranchant oblique de la pelle à ses pieds, mesura le manche, le marqua, prenant son propre menton comme repère, puis le coupa selon la longueur désirée. Il frotta et lissa le bout de son nouveau manche du tranchant de la hache. Il se releva et se retourna. Kostotchkine se tenait devant lui, observant avec attention tous les gestes du nouveau. D’ailleurs, Krist s’y attendait. Kostotchkine ne dit rien, et Krist comprit que le chef de brigade attendait le travail, la taille, pour se faire une opinion.
Le front de taille n’était pas éloigné et le travail commença. Le manche trembla, le dos se fit douloureux, les paumes des deux mains prirent leur position habituelle, les doigts se saisirent du manche. Il était légèrement plus épais que voulu, mais Krist allait arranger ça le soir même. Et il lui faudrait aussi aiguiser la pelle à la lime. Ses bras se mirent à lever régulièrement la pelle et le grincement mélodieux du métal contre la pierre prit un rythme accéléré. La pelle se mit à crisser, à chuinter, la pierre glissait de la pelle lorsqu’il la brandissait et retombait au fond de la brouette dont le bois résonnait, puis c’était le son de la pierre contre la pierre : Krist connaissait fort bien toute cette musique du front de taille. Partout, il y avait des brouettes identiques, les mêmes pelles crissaient et la pierre chuintait, glissait en s’éboulant quand on l’attaquait au pic, et le crissement des pelles reprenait.
Krist posa sa pelle, remplaça son coéquipier à la « machine de l’Osso, deux brancards et une roue », comme disaient les détenus à la Kolyma pour désigner la brouette. Ce n’était pas le langage des truands, mais ça y ressemblait. Krist mit la brouette sur le chemin de roulage, le fond sur les planches et les brancards à l’opposé du front de taille. Et il la remplit rapidement. Puis il saisit les brancards, se redressa en rentrant le ventre et, après avoir trouvé son équilibre, fit rouler sa brouette jusqu’au baquet à rincer, l’appareil de lavage. Au retour, il fit avancer sa brouette selon toutes les règles fixées au cours de siècles de bagne : les brancards vers le haut, la roue en avant et les mains posées sur les brancards pour se reposer ; puis il posa la brouette et reprit sa pelle. La pelle se remit à crisser.
Kostotchkine, l’ingénieur de Kharbin, le chef de brigade, était là, à écouter la symphonie du front de taille et à observer les mouvements de Krist.
— Mais tu es un virtuose de la pelle, à ce que je vois.
Et Kostotchkine éclata de rire. Il avait un rire enfantin, irrépressible. Il s’essuya les lèvres d’un revers de manche.
— Quelle catégorie avais-tu là d’où tu viens ?
Il s’agissait des catégories de nourriture, de cette « hiérarchie du ventre » qui aiguillonnait les détenus. Ces catégories, Krist le savait, avaient été instituées au Biélomorkanal, lors de la « refonte ». Le romantisme niais de la refonte avait un fondement réaliste, cruel et sinistre, exprimé par cette hiérarchie du ventre.
— La troisième, répondit Krist, en soulignant aussi expressivement que possible de la voix tout le mépris qu’il éprouvait à l’égard de son ancien chef de brigade qui n’avait pas su apprécier son talent de virtuose de la pelle. Krist avait compris l’avantage qu’il pouvait en retirer et il mentait légèrement, comme de coutume.
— Chez moi, tu auras la deuxième. À compter d’aujourd’hui.
— Merci, répondit Krist.
Dans cette nouvelle brigade, il y avait apparemment un peu moins de bruit que dans celles où il avait eu à vivre et à travailler jusqu’à présent ; la baraque était légèrement plus propre et on y entendait un peu moins de jurons. Suivant une habitude vieille de plusieurs années, Krist voulut faire griller sur le poêle un morceau de pain qu’il avait gardé de son dîner, mais son voisin – Krist ne connaissait pas encore son nom et ne le connut d’ailleurs jamais –, lui donna un coup de coude et lui dit que le chef n’aimait pas qu’on fît griller du pain sur le poêle.
Krist s’approcha du poêle métallique qui brûlait gaiement, tendit ses mains au-dessus du flot de chaleur et mit le visage dans le jet d’air chaud. Oska, l’adjoint du chef de brigade, se leva du châlit le plus proche et écarta le nouveau du poêle d’une main ferme : « Retourne à ta place. Ne cache pas le poêle. Tout le monde a besoin de se réchauffer. » Finalement, c’était équitable, mais c’était faire violence à son propre corps qui aspirait à la chaleur. Les détenus de l’équipe de Kostotchkine avaient appris à se maîtriser. Krist devrait également l’apprendre. Il regagna sa place, ôta son caban. Il glissa les pieds dans les manches du caban, arrangea sa chapka, se recroquevilla et s’endormit.
Mais avant de s’endormir, Krist vit quelqu’un pénétrer dans la baraque, l’entendit lancer un ordre. Kostotchkine jura, sans quitter la lampe ni cesser de lire. Oska bondit vers le nouvel arrivant, le prit rapidement par les coudes, d’un geste rapide et adroit, et le poussa hors de la baraque. Dans sa vie antérieure, Oska enseignait l’histoire dans une université.
Pendant de nombreux jours, la pelle de Krist crissa et le sable chuinta. Kostotchkine comprit rapidement que derrière la technique bien au point de Krist, il n’y avait plus aucune force depuis longtemps et que, malgré tous ses efforts, la brouette de Krist était toujours un petit peu moins remplie qu’il n’eût fallu : cela ne dépendait pas de lui, une sorte de sentiment interne dicte à chacun sa mesure, un sentiment qui commande aux muscles, à tous les muscles, qu’ils soient sains ou affaiblis, jeunes ou usés, épuisés. Lorsqu’on procédait au métrage dans la taille où travaillait Krist, le résultat était toujours en dessous de ce que le chef pouvait escompter, à voir le professionnalisme des mouvements du virtuose de la pelle. Mais Kostotchkine ne s’en prenait pas à Krist, il ne l’injuriait pas plus que les autres, ne se soulageait pas en invectives, ne faisait pas de sermons. Peut-être comprenait-il que Krist travaillait de toutes ses forces, n’économisant que ce qu’il était impossible de dépenser pour plaire à n’importe quel chef de brigade de n’importe quel camp au monde. Ou peut-être le sentait-il, à défaut de comprendre, car nos sensations sont bien plus riches que nos pensées, et la langue appauvrie du détenu ne livre pas tout ce qu’il a dans son esprit. Les sensations pâlissent, elles aussi, elles faiblissent, mais bien après la pensée, bien après le langage humain, la langue. Krist travaillait comme il ne l’avait plus fait depuis longtemps, et bien que le résultat fût insuffisant pour une « deuxième catégorie », il continuait d’en bénéficier. Grâce à son zèle, son application…
Or, la deuxième catégorie, c’était le maximum que pouvait espérer Krist. La première était réservée aux champions, à ceux qui faisaient cent vingt pour cent et plus. Il n’y en avait pas dans la brigade de Kostotchkine. Il y avait là aussi des « troisième catégorie » qui remplissaient la norme et des « quatrième catégorie » qui ne la remplissaient qu’à quatre-vingts ou soixante-dix pour cent. Mais ce n’étaient pas des tire-au-flanc avérés, passibles de la ration disciplinaire, de la cinquième catégorie. Des gens comme cela, il n’y en avait pas non plus dans la brigade de Kostotchkine.
Les jours passaient, Krist s’affaiblissait de plus en plus, et le calme docile de la baraque de Kostotchkine lui plaisait de moins en moins. Mais, un beau soir, Oska, le professeur d’histoire, prit Krist à part et lui dit à voix basse : « Le caissier va venir aujourd’hui. Le chef t’a mis sur la liste de ceux qui seront payés. Sache-le. » Le cœur de Krist bondit. Donc, Kostotchkine avait apprécié le zèle de Krist, sa virtuosité. Le chef de brigade de Kharbin qui connaissait le nom d’Einstein, avait donc une conscience.
Dans les brigades où Krist avait travaillé auparavant, on ne lui avait jamais donné d’argent. Il s’était toujours trouvé des gens qui le méritaient plus que lui, soit vraiment plus forts physiquement et qui travaillaient mieux que lui, soit, tout simplement, des amis du chef de brigade : Krist ne s’était jamais livré à des considérations aussi stériles, et dans chaque carte de repas – on refixait les catégories tous les dix jours en fonction du pourcentage réalisé –, il voyait le doigt du destin, un bonheur ou un malheur, une chance ou une malchance qui allaient passer, changer, qui ne seraient pas éternels.
Apprendre qu’on allait lui verser de l’argent le soir même emplit l’âme et le corps de Krist d’une joie brûlante, irrépressible. Donc, il lui restait suffisamment de sensations et de forces pour se réjouir. Combien pourrait-on lui donner… Même cinq ou six roubles, ce serait toujours cinq ou six kilos de pain. Krist était prêt à bénir Kostotchkine, et il eut du mal à attendre la fin du travail.
Le caissier arriva. C’était un homme des plus ordinaires, mais vêtu d’un beau manteau court en peau retournée : un libre. Il était accompagné d’un garde qui avait caché son pistolet ou son revolver, à moins qu’il ne l’eût laissé au poste de garde. Le caissier s’assit à la table, entrouvrit sa serviette pleine de billets usagés de toutes les couleurs qui ressemblaient à des chiffons délavés. Il sortit un bordereau couvert de colonnes étroites et de signatures en tous genres apposées par des gens que leur salaire avait réjouis ou déçus. Il appela Krist et lui montra un endroit marqué d’une croix.
Krist remarqua, ressentit quelque chose de spécial lors de ce paiement, de cette remise. Il était le seul à venir voir le caissier. Il n’y avait aucune queue. Peut-être que les hommes de la brigade y avaient été habitués par leur chef plein de sollicitude. Mais à quoi bon y songer ! Son nom figurait sur la liste, le caissier payait. Donc, c’était sa chance à lui, Krist.
Le chef de brigade n’était pas dans la baraque, il n’était pas encore rentré des bureaux, et c’était son adjoint, Oska, le professeur d’histoire, qui s’occupait de certifier l’identité du bénéficiaire. Oska montra de l’index l’endroit où signer.
— Et… et… combien ? demanda Krist d’une voix enrouée en s’étranglant.
— Cinquante roubles. Tu es content ?
Le cœur de Krist bondit, chanta. Elle était là, sa chance. Il signa le bordereau à la hâte, déchirant le papier avec la plume pointue, il faillit même renverser l’encrier inversable.
— Voilà qui est bien, dit Oska d’un ton approbateur.
Le caissier ferma sa serviette.
— Il n’y a personne d’autre dans votre équipe ?
— Non.
Krist n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui s’était passé.
— Mais l’argent, l’argent ?
— L’argent, je l’ai remis à Kostotchkine, répondit le caissier, dès cet après-midi.
Et le petit Oska arracha Krist de la table et le rejeta dans l’obscurité d’une poigne de fer, avec une force que n’avait jamais eue aucun haveur de la brigade.
La brigade se taisait. Personne ne soutint Krist, ne posa de questions. Ni même ne le traita d’idiot… Krist trouva cela encore plus effrayant que cette brute d’Oska avec sa poigne de fer. Plus effrayant que les lèvres pulpeuses, enfantines de Kostotchkine.
La porte s’ouvrit et le chef Kostotchkine se dirigea d’un pas vif et léger vers la table illuminée. Le revêtement de bois qui servait de plancher à la baraque ne bougea presque pas sous son pas léger, élastique.
— Voilà le chef de brigade, tu n’as qu’à lui parler, dit Oska en reculant.
Et il expliqua à Kostotchkine en lui désignant Krist :
— Il veut l’argent.
Mais le chef de brigade avait déjà tout compris en entrant. Il se crut immédiatement revenu sur le ring de Kharbin. Il allongea le bras d’un geste habituel et élégant de boxeur, « depuis l’épaule », et Krist s’effondra, étourdi.
— Knock-out, knock-out, cria Oska d’une voix enrouée en dansant autour de Krist à moitié mort et en jouant les arbitres de boxe : « Huit, neuf… Knock-out. »
Krist ne se relevait pas.
— De l’argent, de l’argent pour lui ? dit Kostotchkine en s’attablant sans se presser et en prenant une cuiller des mains d’Oska pour s’attaquer à une gamelle de pois cassés. Ce sont ces trotskistes, proféra-t-il d’un ton sentencieux, qui causent notre perte, à toi et à moi, Oska.
Kostotchkine haussa le ton :
— Ils ont ruiné le pays et ils veulent notre peau. Et maintenant, il réclame de l’argent, le virtuose de la pelle, de l’argent. Eh, vous, cria Kostotchkine à la brigade, vous, les fascistes ! vous m’entendez ? Moi, vous ne m’assassinerez pas. Danse, Oska !
Krist était toujours étendu à terre. Les silhouettes énormes du chef de brigade et du responsable de baraque lui masquaient la lumière. Et tout à coup, Krist s’aperçut que Kostotchkine était ivre, complètement ivre… Les fameux cinquante roubles qui avaient été attribués à Krist… Combien d’alcool pouvait-on se « procurer » pour cinquante roubles, de cet alcool que touche chaque brigade de plein droit…
Oska, l’adjoint du chef, s’était docilement mis à danser en répétant :
J’ai acheté deux mangeoires
Et ma femme s’appelle Victoire…
— C’en est une de chez nous, d’Odessa, chef. Elle s’appelle Du pont à l’abattoir.
Et Oska, professeur d’histoire d’une faculté de la capitale, père de quatre enfants, se remit à danser.
— Arrête. Verse.
Oska saisit une bouteille sous les châlits en tâtonnant et versa quelque chose dans une boîte de conserve. Kostotchkine but et mangea des restes de pois qu’il pêcha avec les doigts dans sa gamelle.
— Où il est, le virtuose de la pelle ?
Oska releva Krist et le poussa vers la table.
— Alors quoi, tu n’as pas de forces ? Tu ne touches pas ta ration ? Qui a une deuxième catégorie ? Ça ne te suffit pas, saloperie de trotskiste ?
Krist garda le silence. La brigade aussi.
— Je vais tous vous écraser, sales fascistes ! criait Kostotchkine, complètement déchaîné.
— Allez, file, file à ta place, virtuose de la pelle, sinon le chef va encore t’en flanquer une, conseilla gentiment Oska en attrapant Kostotchkine complètement ivre pour le pousser dans un coin et l’allonger sur sa somptueuse couchette individuelle de chef, dans cette baraque où tous les châlits étaient des couchettes doubles à deux étages, de type chemin de fer. Quant à Oska, l’adjoint du chef de brigade et le responsable de baraque, qui dormait tout au bout des châlits, il assumait à présent une autre fonction, la troisième, importante et tout à fait officielle, celle de garde du corps, de protecteur nocturne du sommeil de son chef, de sa tranquillité et de sa vie. Krist regagna sa place à tâtons.
Mais ni Krist ni Kostotchkine ne purent s’endormir. La porte de la baraque s’ouvrit, laissant filtrer un filet de vapeur blanche, et un homme passa la porte : il était coiffé d’un bonnet à oreillettes en fourrure et vêtu d’un manteau d’hiver foncé avec un col en astrakan. Le manteau était passablement froissé et l’astrakan élimé, mais c’était quand même un vrai manteau, avec du véritable astrakan.
L’homme traversa toute la baraque et se dirigea vers la table, la lumière, la couchette de Kostotchkine. Oska le salua respectueusement. Il entreprit de réveiller Kostotchkine à coups de coude.
— Minia le Grec te demande.
Krist connaissait ce nom : c’était le chef de brigade des truands.
— Minia le Grec te demande.
Mais Kostotchkine reprenait déjà ses esprits, et il s’assit sur sa couchette, le visage tourné vers la lumière.
— Alors, Dompteur, tu as encore fait la noce ?
— Ben voilà… M’ont poussé à bout, ces canailles…
Minia le Grec eut un grognement de sympathie.
— Un jour, Dompteur, ils vont te faire sauter. Ils glisseront de l’ammonite[22] sous ta couchette, mettront le feu à la mèche, et vas-y donc… Le Grec montra le plafond du doigt. Ou alors ils te couperont la tête à la scie. Tu as le cou épais, il faudra scier longtemps.
Kostotchkine, qui reprenait lentement ses esprits, attendait ce qu’allait lui dire le Grec.
— T’en veux pas une petite lampée ? T’as qu’à le dire et on te prépare ça en deux temps trois mouvements.
— Non. On a de l’alcool à revendre chez nous, tu le sais bien. Mon affaire est plus sérieuse.
— Heureux de te rendre service.
— « Heureux de te rendre service », répéta Minia le Grec en s’esclaffant. C’est comme ça qu’on t’a appris à parler aux gens, à Kharbin.
— Oh, j’ai dit ça comme ça, se reprit Kostotchkine. Simplement, je ne sais pas encore ce qu’il te faut.
— Eh bien, voilà de quoi il s’agit.
Le Grec dit quelque chose très vite pendant que Kostotchkine hochait la tête en signe d’accord. Le Grec dessina quelque chose sur la table et Kostotchkine fit signe qu’il comprenait. Oska suivait la conversation avec intérêt.
— J’ai été voir le normeur, dit Minia le Grec d’un ton ni morose ni animé, mais de sa voix habituelle. Le normeur m’a dit : « C’est le tour de Kostotchkine. »
— Mais on m’en a déjà défalqué le mois dernier.
— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse… La voix du Grec se fit plus gaie. Et les nôtres, où est-ce qu’ils vont prendre leurs mètres cubes ? J’ai parlé au normeur. Il a dit : « C’est le tour de Kostotchkine. »
— Mais puisque…
— Allez, allez ! Tu connais toi-même notre situation…
— Bon, d’accord, dit Kostotchkine. Tu feras les comptes au bureau. Tu diras qu’on nous les enlève.
— Ne crains rien, le cave, répliqua Minia le Grec, et il lui donna une tape sur l’épaule. Aujourd’hui, c’est toi qui me tires d’affaire, demain, ce sera moi. Je ne l’oublierai pas. Aujourd’hui, c’est toi, demain, ce sera moi qui te tirerai d’affaire.
— … Demain, nous nous embrasserons tous les deux, se mit à chanter Oska en esquissant un pas de danse, réjoui de voir que la décision était enfin prise, car il avait craint que la lenteur du chef ne vînt gâcher l’affaire.
— Bon, salut, Dompteur, dit Minia le Grec en se levant. Le normeur m’a dit : « Va voir Kostotchkine, le Dompteur, sans hésiter. Il a une goutte de sang de filou. » Ne crains rien, ne te fais pas de mouron. Tes gars en viendront bien à bout. Tu as des virtuoses de la pelle dans ton équipe…
1964