La photographie délavée

Un des sentiments les plus prégnants, au camp, c’est celui d’une humiliation sans bornes, avec toutefois une consolation : dans n’importe quelle circonstance, on trouve toujours quelqu’un de plus mal loti que soi. Cette gradation peut revêtir maintes formes. Et cette consolation a un effet salvateur, peut-être même recèle-t-elle le secret fondamental de l’homme. Ce sentiment… Ce sentiment est salvateur, tel un drapeau blanc, mais en même temps, cela revient à accepter l’inacceptable.

Krist vient tout juste d’échapper à la mort – jusqu’au lendemain, sans plus, car le lendemain d’un détenu est un mystère insondable. Krist est un esclave, un vermisseau[16] – un vermisseau à coup sûr, car c’est, semble-t-il, le seul être de tout le monde animé à ne pas avoir de cœur.

Krist est hospitalisé. Sa peau pellagreuse toute sèche se desquame ; des rides ont inscrit sur son visage sa dernière condamnation. S’efforçant de trouver au plus profond de son âme, dans les dernières cellules saines et sauves de son corps osseux, une force physique et spirituelle pour survivre jusqu’au lendemain, Krist enfile une vieille blouse d’aide-soignant, balaie les sols, fait les lits, nettoie, prend la température des malades.

Krist est déjà un dieu : les nouveaux affamés, les nouveaux malades le regardent comme le maître de leur destin, comme une divinité qui peut les aider, les délivrer… de quoi, le malade l’ignore lui-même. Il sait seulement qu’il a devant lui un aide-soignant recruté parmi les malades, qui peut dire au médecin le mot qui le fera rester, lui, le malade, un jour de plus à l’hôpital. Ou qui peut même, en partant, lui transmettre son poste, sa gamelle de soupe, sa blouse. Ou qui ne fera rien du tout, et alors tant pis, ce ne sera pas la première déception, ni la dernière.

Krist a enfilé une blouse et s’est transformé en divinité.

— Je vais te laver ta chemise. D’accord ? Dans la salle de bains, la nuit. Je la ferai sécher sur le poêle.

— Il n’y a pas d’eau, ici. On l’apporte de l’extérieur.

— T’as qu’à mettre un demi-seau de côté.

Krist avait depuis longtemps envie de laver sa chemise. Il l’aurait bien fait lui-même, mais il s’écroulait, à bout de forces. C’était une vareuse, qui venait du gisement, toute loqueteuse, imprégnée du sel de sa sueur. Peut-être allait-elle être réduite en poudre, en poussière, en pourriture au premier lavage. Une des poches en avait été arrachée, mais la deuxième était intacte et contenait tout ce que Krist considérait comme important et nécessaire, pour une raison ou pour une autre.

Malgré tout, elle avait grand besoin d’être lavée. On était à l’hôpital, Krist était aide-soignant, il avait une chemise sale. Il se souvint que, quelques années auparavant, on lui avait fait recopier des cartes à l’économat – les cartes de ravitaillement pour dix jours établies en fonction de la norme de production – et que tous les habitants de la baraque l’avaient détesté à cause de ces nuits blanches qui lui procuraient un ticket de repas supplémentaire. Et qu’on l’avait immédiatement vendu, qu’on l’avait fait « éjecter » en montrant à un des droit commun comptables le col de Krist où rampait un pou aussi pâle et affamé que lui. Et qu’une poigne de fer avait immédiatement jeté Krist hors du bureau, dans le froid.

Oui, mieux valait nettoyer cette vareuse.

— Toi, tu dormiras et moi, je ferai ta lessive. Pour un petit bout de pain, mais si tu n’en as pas, tant pis.

Krist n’avait pas de pain. Mais au fond de son âme, une voix lui soufflait qu’il valait mieux laver sa chemise, fût-ce au prix d’un repas. Et Krist cessa de s’opposer à la volonté d’autrui, à la terrible volonté de l’homme affamé.

Comme d’habitude, en s’endormant, il sombra dans le néant et non dans le sommeil.

Un mois plus tôt, alors qu’il n’était pas encore à l’hôpital, qu’il titubait au milieu de l’immense foule des crevards – de la cantine à l’infirmerie, de l’infirmerie à la baraque, dans la brume laiteuse du camp –, à cette époque, donc, il lui était arrivé un malheur. On lui avait volé sa blague à tabac. Vide, bien entendu. Il n’y avait pas un brin de gros gris dans cette blague depuis des années. Mais il y gardait – pourquoi ? – les photographies et les lettres de sa femme : beaucoup de lettres et de photos. Et, bien qu’il ne relût jamais ces lettres, ne regardât jamais ces photos – c’était trop dur –, il gardait le paquet en attendant, sans doute, des jours meilleurs. Il serait bien difficile d’expliquer pourquoi Krist avait trimbalé ces lettres, écrites d’une grosse écriture d’enfant, tout au long de ses pérégrinations de détenu. On ne confisquait pas les lettres lors des fouilles. Un tas de lettres s’était accumulé dans la blague à tabac. Mais voilà qu’on la lui avait volée. Sans doute avait-on pensé qu’elle contenait de l’argent, qu’au milieu des photos s’était glissé un rouble tout mince. Il n’y avait pas de rouble… Krist n’avait jamais retrouvé ses lettres. D’après les lois bien connues qui régissent les vols dans le monde libre, respectées par les truands et ceux qui les imitent, on doit jeter les papiers d’identité dans des boîtes à ordures et renvoyer les photos par la poste ou les abandonner dans une décharge publique. Mais Krist savait que ces vestiges d’humanité avaient été complètement détruits dans l’univers de la Kolyma. Les lettres, on les avait brûlées, bien entendu, dans un feu de camp ou un poêle de baraque, pour que la flamme se fasse plus vive, l’espace d’un instant ; il ne les récupérerait plus, on ne les lui rendrait pas. Mais les photographies, elles, à quoi pouvaient-elles servir ?

— Tu ne les retrouveras jamais, lui avait dit un voisin. Les truands les ont prises.

— Pour en faire quoi ?

— Tu parles ! C’étaient des photos de femme ?

— Mais oui.

— Eh bien, pour une séance[17].

Et Krist avait cessé de poser des questions.

Krist gardait ses vieilles lettres dans sa blague à tabac. Mais la dernière lettre et la dernière photo reçues – un petit instantané format passeport –, il les gardait dans sa poche gauche, l’unique poche de sa vareuse.

Il dormit comme d’habitude : ce n’était pas un sommeil, c’était le néant. Il se réveilla avec le sentiment qu’une bonne chose devait arriver ce jour-là. Il ne mit pas longtemps à se rappeler. Une chemise propre ! Krist descendit ses jambes lourdes au bas du lit et alla dans la cuisine. Le malade de la veille l’y accueillit :

— Je suis en train de la sécher, sur le poêle.

Tout à coup, Krist sentit un grand froid l’envahir.

— Et la lettre ?

— Quelle lettre ?

— Dans la poche !

— Je n’ai pas déboutonné la poche. Est-ce que je pouvais regarder dans vos poches ?

Krist tendit la main vers la chemise. La lettre était intacte, mais détrempée et humide. La chemise était presque sèche, mais la lettre était mouillée, avec des traînées d’eau ou de larmes. La photographie était délavée, effacée, abîmée et ne rappelait plus que dans ses grandes lignes le visage connu de Krist.

Les lettres étaient effacées, mais Krist connaissait le texte par cœur et put déchiffrer tous les mots. C’était la dernière lettre qu’il avait reçue de sa femme. Il ne la garda pas longtemps : les mots passèrent complètement, se diluèrent, et Krist lui-même commença à ne plus bien se rappeler le texte. La photographie et la lettre se désagrégèrent complètement et disparurent après une désinfection faite avec un soin particulier à Magadane, aux cours d’aide-médecin, à ces cours qui transformèrent Krist en divinité de la Kolyma, cette fois-ci bien réelle et non plus imaginaire.

Pour les cours, aucun prix n’était trop élevé, aucune perte ne semblait trop importante.

Ainsi Krist fut-il châtié par le sort. Après mûre réflexion, des années plus tard, Krist donna raison au sort : il n’avait pas encore acquis le droit de faire laver sa chemise par un autre homme.

1966

Récits de la Kolyma
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