Le dernier espoir par Michel Heller

Traduction Anne Coldefy-Faucard

Je suis pareil à ces fossiles

Qui ressurgissent par hasard

Pour livrer au monde la clef

Des mystères géologiques.

V. CHALAMOV

Il y a bien longtemps que le tragique destin des écrivains russes n’étonne plus personne. C’est là, en quelque sorte, leur lot. Cependant, même dans la littérature russe, on trouve parfois des destins plus effroyables que d’autres.

Âgé de vingt-deux ans, étudiant à l’université de Moscou, Varlam Chalamov est arrêté une première fois en 1929 et d’abord condamné à cinq ans. En 1937, jeune écrivain ayant entièrement purgé sa peine, Chalamov est arrêté une seconde fois et « illégalement réprimé », comme l’indiquait, naguère, délicatement la Petite Encyclopédie littéraire soviétique. De nouveau, il est condamné pour cinq ans. Si l’on considère la période de cette seconde arrestation, la sentence indique que le juge d’instruction ne s’est même pas donné la peine de trouver un chef d’accusation un peu consistant. En 1942, la détention de Chalamov est prolongée « jusqu’à la fin de la guerre », mais en 1943, un nouveau « dossier » est monté contre lui : pour avoir affirmé que Bounine était un « classique de la littérature russe », Chalamov est condamné à dix ans de camp. Motif : « agitation antisoviétique ».

La fin de sa détention coïncide avec la mort de Staline. Il faudra néanmoins plusieurs années de lutte à Varlam Chalamov pour obtenir le droit de quitter la Kolyma et de rejoindre le « continent ». Le retour à Moscou de l’écrivain, alors âgé de cinquante ans, avec la moitié de sa vie passée en camp, n’est pas un événement entièrement heureux. Les liens familiaux n’ont pas résisté à cette trop longue séparation. Chalamov reste seul. Il écrit de la poésie, publiée de loin en loin (plusieurs recueils paraissent), et des récits, refusés par les maisons d’édition soviétiques.

Le destin inflige ensuite à l’écrivain ce qui est peut-être le coup le plus terrible. Parvenus en Occident, les Récits de la Kolyma ne sont pas publiés en volume, leur parution s’étale sur de longues années, ils sortent par un ou deux, sans système, au hasard, rarement « corrigés ». C’est un peu comme si un tableau de Rembrandt, retrouvé dans un grenier, était découpé en petits morceaux, puis exposé sous la forme d’un tas de fragments. Il n’est pas à exclure, au demeurant, que la simple vue des morceaux – ici un œil, là une main – permettrait de comprendre qu’il s’agit d’une grande œuvre d’art. Mais le tableau lui-même manquerait…

Les Récits de la Kolyma sont avant tout un témoignage et Chalamov est un témoin privilégié. Il a vu naître l’empire des camps en purgeant sa première peine à la quatrième section du SLON (Camps des Solovki à Affectation Spéciale), au camp de la Vichéra où, sur les chantiers des premiers géants de l’industrie soviétique, premiers chantiers du communisme, « on expérimenta… un nouveau système de camp », où eut lieu la « grande expérience de pourriture des âmes humaines qui fut ensuite appliquée à l’échelle du pays[1] ». Il a en outre passé dix-sept ans au pôle de la Haine, la Kolyma. « L’expérience carcérale de Chalamov, écrit A. Soljénitsyne, fut plus amère et plus longue que la mienne, et je reconnais avec respect que c’est à lui, et non à moi, qu’il échut de toucher ce fond de sauvagerie et de désespoir vers lequel nous tirait tout le quotidien des camps. »

Mais les Récits de la Kolyma ne sont pas qu’un témoignage. On a beaucoup écrit sur la Kolyma et, dans L’Archipel du Goulag, Soljénitsyne note : « J’exclus presque entièrement la Kolyma de ce livre… Il faut dire que la Kolyma a “manqué de chance” : Varlam Chalamov y a survécu et a beaucoup écrit à son sujet ; Evguenia Guinzbourg, O. Sliozberg, N. Sourovtseva, N. Grankina et d’autres y ont également survécu, et tous ont écrit des Mémoires. » Le Vertige d’Evguenia Guinzbourg a été publié. Une part importante des souvenirs d’Ekaterina Olitskaïa, publiés eux aussi, est dévolue à la Kolyma. Des étrangers, qui avaient eu la chance de sortir vivants de l’Extrême-Nord, ont également écrit sur la Kolyma. En 1950, paraissaient ainsi à Londres les Mémoires du Polonais Anatole Krakowiecki, Le Livre de la Kolyma, et à Zurich, les souvenirs de l’Allemande Elinor Lipper, Onze ans dans les prisons et les camps soviétiques. Quelques années plus tard, à Ottawa, était publié le livre du Roumain Michel Solomon, Magadane.

Les témoignages sur la Kolyma ne manquent donc pas. Mais Varlam Chalamov n’a pas écrit des Mémoires. Son livre est un « reflet dans le miroir concave du monde souterrain. Une trame inimaginable et cependant bien réelle, qui existe vraiment et vit à côté de nous[2] ».

Evgueni Zamiatine affirmait en 1922 : « L’art issu de la réalité d’aujourd’hui ne peut être que fantastique, semblable à un rêve, la synthèse du fantastique et du quotidien. »

La réalité au sein de laquelle triment et meurent les héros des Récits de la Kolyma ressemble à un cauchemar, à un songe monstrueux. Le monde souterrain dont parle Chalamov est immédiatement – et logiquement – associé à l’enfer. Dès les premiers récits, le lecteur se dit malgré lui : c’est l’enfer, le dernier cercle de l’enfer.

D’ailleurs, Chalamov lui-même n’écrit-il pas qu’il est « revenu de l’enfer[3] » ? Car il semble qu’il ne saurait rien être de pire que l’enfer.

La Kolyma, cependant, n’est pas l’enfer. Du moins, pas dans l’acception religieuse du terme ou dans le sens que lui a donné la littérature. En enfer on châtie les pécheurs, c’est un lieu de tourments pour ceux qui ont fauté. L’enfer est le triomphe de la Justice. La Kolyma, elle, est le triomphe du Mal absolu.

La Kolyma n’est pas un enfer. C’est une entreprise soviétique, une usine qui fournit au pays de l’or, du charbon, du plomb, de l’uranium, nourrissant la terre de cadavres. C’est une gigantesque économie d’esclaves, qui se distingue de toutes celles qu’a connues l’Histoire par le fait que la main-d’œuvre y est entièrement gratuite. Un cheval a infiniment plus de prix à la Kolyma qu’un esclave zek. Une pelle y a plus de valeur. La cruauté sans limite témoignée aux esclaves s’explique par des motifs idéologiques – le désir d’anéantir tous ceux dont le Grand Guide a décrété qu’ils n’étaient pas des hommes – et économiques : un réservoir de main-d’œuvre inépuisable.

La Kolyma est le jumeau des camps de la mort nazis. Elle s’en distingue, toutefois, et pas uniquement, bien sûr, par le fait qu’à Auschwitz ou à Treblinka on exterminait les gens dans des chambres à gaz, alors que dans l’Extrême-Nord soviétique, il suffisait pour cela de loger les détenus dans des tentes de toile goudronnée. La différence réside dans le fait que les victimes des camps nazis savaient pourquoi on les tuait. Certes, les hommes n’avaient pas pour autant envie de mourir. Mais l’homme assassiné par les nazis savait qu’il mourait parce qu’il était un adversaire du régime, un Juif ou un prisonnier de guerre russe. Celui qui mourait dans les camps de la Kolyma, comme dans tous les camps soviétiques, était, lui, dans l’ignorance. « Pendant les années trente, écrit Chalamov, on avait arrêté les gens au hasard… Les professeurs, travailleurs du parti, militaires, ingénieurs, paysans et ouvriers qui remplissaient à foison les prisons de l’époque n’avaient rien de positif derrière eux, hormis, peut-être, leur honnêteté… Ils n’étaient ni des ennemis du pouvoir, ni des criminels d’État et, en mourant, ils ne savaient pas pourquoi il leur fallait mourir[4]. » Dans les camps de la mort nazis, les détenus, durant le bref laps de temps qu’il leur restait à vivre – depuis l’instant où ils franchissaient les portes du camp, ornées de l’inscription : « Le travail rend libre », jusqu’au moment où ils franchissaient celles de la chambre à gaz –, portaient sur la poitrine le signe distinctif de leur condamnation : « politique », « juif », « Russe », « Polonais »… Dans les camps de la mort de la Kolyma, les détenus, durant le bref laps de temps où ils devaient effectuer un travail harassant, inhumain – de l’instant où ils franchissaient les portes du camp, ornées de l’inscription : « Le travail est affaire d’honneur, de vaillance et d’héroïsme », au moment où ils mouraient sur un chantier de fouilles glacé ou sur un lit d’hôpital malpropre – savaient seulement que leur dossier portait de mystérieux chiffres 58, et le numéro du paragraphe, ou encore de mystérieuses lettres : KRD, KRTD, ASA…

Jamais encore dans l’histoire de la littérature mondiale, les écrivains n’avaient été confrontés à rien de semblable : l’extermination massive d’individus ignorant pourquoi on les tuait, après qu’on les eut pressurés, utilisant jusqu’à leurs dernières forces.

Si Zamiatine évoquait la synthèse du fantastique et du quotidien, à la Kolyma le fantastique devient le quotidien lui-même. La réalité de ce fantastique-là est plus fantastique que tout ce que pouvait imaginer l’auteur du roman Nous autres.

Après la parution des premiers chapitres des Souvenirs de la maison des morts, le président du Comité de censure de Saint-Pétersbourg exprimait son mécontentement, car Dostoïevski n’avait pas, selon lui, montré l’horreur du bagne et le lecteur pouvait avoir l’impression que l’on n’y était pas si mal et que ce n’était pas un châtiment suffisant pour les criminels. Le président du Comité de censure aurait été content des Récits de la Kolyma. Des horreurs y sont relatées, que le XIXe siècle eût été incapable de concevoir.

Varlam Chalamov évoque l’homme au stade ultime, l’homme face à une mort inéluctable, au terme d’humiliations et de tourments qui anéantissent tout ce qui est humain en lui. Des centaines d’ouvrages ont déjà été écrits sur les camps de la mort, nazis ou staliniens. Mais seul un petit nombre d’entre eux rapporte la vérité du camp. Il est plus simple de relater des horreurs. Or, ces dernières ne sont pas toute la vérité. Le récit des horreurs est celui des bourreaux et des victimes. La vérité du camp est celle que dévoile Chalamov : la victime se fait souvent bourreau à son tour, l’homme s’accommode facilement de sa condition d’esclave et l’on peut faire n’importe quoi de lui.

L’écrivain n’a pas d’illusions : « Le camp était une grande épreuve pour les forces morales de l’homme, pour l’éthique humaine élémentaire. Et 99 % des hommes ne la surmontaient pas[5]. »

Le camp est un autre monde, régi par la loi : tu meurs aujourd’hui, moi ce sera pour demain. Un monde sans morale. Le camp est un lieu dans lequel des êtres sans morale – des bourreaux – ont créé des conditions contraignant à leur tour les victimes à abdiquer toute morale. Le camp de la Kolyma est un lieu à part. Comparé aux travaux forcés auxquels est condamné Ivan Denissovitch, le bagne de Dostoïevski est une villégiature. Cependant, lorsque Chalamov lut Une journée d’Ivan Denissovitch, il adressa à Soljénitsyne une lettre dans laquelle, de l’aveu de l’auteur de L’Archipel du Goulag, il lui « reproche à juste titre : “Quel est donc ce chat qui se promène chez vous ? Comment se fait-il qu’on ne lui ait pas déjà coupé le cou pour le manger ?”. »

À la Kolyma, un chat vivant est impensable.

Comment écrire la vérité du camp ? Comment raconter un monde sans morale ? Un monde dans lequel le cannibalisme est loin d’être la pire des choses ? Comment décrire l’homme qui sait qu’il va bientôt mourir, l’homme esclave, exténué, piétiné et qui n’a plus figure humaine ?

Varlam Chalamov sait qu’il y faut un genre nouveau. Il rêve de la « prose de l’avenir ». Il crée une forme de prose adaptée à son sujet, qui mêle tout à la fois le récit, l’essai physiologique, l’étude ethnographique. L’écriture de Chalamov est incroyablement simple, parcimonieuse, elle évite tout pathos et jugement catégorique. L’auteur vise à condenser au maximum son récit. Les meilleurs de ses textes sont serrés à l’extrême et ne comptent guère que deux ou trois pages. Le titre ne comprend qu’un ou deux mots. Au centre de chaque récit, systématiquement, un portrait. Celui d’une victime ou d’un bourreau. Parfois de l’une et de l’autre. À l’analyse psychologique, l’écrivain préfère l’évocation d’un acte ou d’un geste. En règle générale, la dernière phrase, concise, lapidaire, éclaire, tel un brusque coup de projecteur, l’événement dont l’horreur laisse comme aveuglé.

Le récit Sur parole commence, presque mot pour mot, comme La Dame de pique de Pouchkine. Simplement, au lieu de : « On jouait un jour aux cartes chez l’officier de la garde à cheval Naroumov », on trouve : « On jouait aux cartes chez le palefrenier Naoumov ». Le récit s’achève sur le meurtre du scieur Garkounov qui se chauffait dans la baraque des truands où avait lieu le jeu et qui n’avait pas voulu donner son pull-over en laine. « Le jeu était terminé et je pouvais rentrer chez moi », rapporte le narrateur. « Maintenant, il me faudrait trouver un autre équipier pour scier les bûches. » Telle est l’épitaphe de la Kolyma. Définitivement affaibli par la faim et un travail au-dessus de ses forces, Dougaïev, vingt-trois ans, est affecté à une « tâche individuelle ». Il ignore que le fait de ne pas remplir la norme journalière est considéré comme du sabotage et puni de mort. Le récit se conclut ainsi : « Et quand il comprit de quoi il s’agissait, Dougaïev regretta d’avoir travaillé, d’avoir souffert en vain ce jour, ce dernier jour. » C’est là l’unique réaction d’un homme, mort avant même d’être fusillé.

Le plus terrible dans les descriptions de Chalamov ne réside sans doute pas dans les atrocités commises par les bourreaux, la monstrueuse cruauté des truands, la faim ou le travail honni qui ne fait que tuer. Le plus terrible, ce sont les descriptions des hommes qui vivent dans le camp, dans les conditions du camp. « Comment faites-vous pour vivre ? » demande le travailleur libre Séraphin, qui se retrouve par hasard, pour quelques jours, dans la peau d’un détenu[6]. Pourquoi les gens continuent-ils à vivre dans le camp, où la vie est impossible ? demande l’écrivain. Pourquoi ne renoncent-ils pas à la vie ? interroge-t-il, évoquant plusieurs cas de suicide.

Certains, répond Chalamov, très peu nombreux, sont retenus par leur foi en Dieu. L’écrivain parle avec un grand respect des croyants : « Dans les camps je n’ai pas vu de gens plus dignes que les croyants. La dépravation s’emparait de toutes les âmes et, seuls, les croyants y résistaient[7]. » Il parle d’eux avec une profonde sympathie, non dénuée de perplexité devant un phénomène qu’il ne comprend pas. Cependant, la foi authentique, qui aide à supporter les souffrances, est un phénomène peu fréquent à la Kolyma. L’écrasante majorité des détenus vit, mue par l’espoir. L’espoir continue d’alimenter en eux l’étincelle, plus que vacillante, de la vie. Chalamov tient cet espoir pour un mal, car, en camp, la mort vaut souvent mieux que la vie : « L’espoir, pour un détenu, c’est toujours une entrave. L’espoir c’est toujours l’absence de liberté. Un homme qui espère change de comportement, il transige plus souvent avec sa conscience qu’un homme qui n’a aucun espoir[8]. » L’écrivain polonais Tadeusz Borowski, qui a connu Auschwitz et écrit la cruelle vérité de l’homme en camp – il devait se suicider une fois en liberté – et l’écrivain Varlam Chalamov, qui a connu la Kolyma, parlent d’une même voix : « Jamais dans l’histoire de l’humanité, écrit Borowski, l’espoir ne fut aussi fort ; jamais non plus il ne causa autant de mal que dans cette guerre, dans ce camp. On ne nous a pas appris à renoncer à l’espoir, c’est pourquoi nous périssons dans les chambres à gaz. » Borowski parle du mal engendré par l’incapacité de renoncer à l’espoir au profit de la liberté. Chalamov évoque, lui, le mal dû à une éducation fondée sur la foi en l’avenir et l’abdication de la liberté.

À l’aurore de la révolution, les murs des villes de la jeune république des Soviets s’ornaient de cet appel : « Soyez impitoyables, si vous voulez que le soleil d’or du communisme sourie à vos enfants. » L’espoir du « soleil d’or du communisme » allait se changer en nuit polaire de la Kolyma.

En même temps que les Récits de la Kolyma, une lettre de Frida Vigdorova à Chalamov circulait en samizdat : « J’ai lu tes récits. Ils sont les plus cruels de tout ce qu’il m’a été donné de lire. Les plus amers, les plus impitoyables. Les hommes y sont sans passé, sans biographie, sans souvenirs. On y montre que le malheur ne les unit pas. Que l’homme, là-bas, ne pense qu’à lui et à sa survie. Mais pourquoi achèves-tu ton manuscrit sur la foi en l’honneur, le Bien et la dignité humaine ? C’est un mystère, je ne puis l’expliquer, j’ignore comment cela se fait. Cependant, il en est ainsi. »

Le mystère de l’art authentique est inexplicable. Sa qualité essentielle réside peut-être dans la faculté de transmettre, malgré tout, la foi en l’honneur, le Bien, la dignité humaine.

Terrible, amer, impitoyable est le monde représenté dans le livre de Chalamov, construit comme une immense mosaïque, par l’agencement des fragments que constituent les récits. Ayant prospecté des centaines de destins, Chalamov extrait soigneusement des glaces éternelles de la hargne, de la haine, de la cruauté et de l’indifférence, les pépites d’or de la bonté, de l’humanité, de l’amour. Il garde à jamais le souvenir d’une main, celle d’une femme adressant un signe à des détenus dans un chantier de fouilles sous une pluie battante, et leur indiquant le ciel en disant : « C’est pour bientôt, les gars, pour bientôt. » Ce geste qui signifie seulement que la relève ne tardera pas et qu’ils pourront rentrer dans leur baraque glaciale, est pour les détenus une véritable fête. Chalamov garde à jamais le souvenir d’un gobelet d’eau chaude que lui remet un détenu inconnu, et d’une bonne parole.

Si l’écrivain prise, se remémore et couche dans son livre la moindre manifestation de bonté, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit de raretés, mais aussi parce que c’est un défi aux bourreaux. La bonté est insurrection.

Varlam Chalamov rapporte d’autres cas de révoltes actives. Il y a des centaines de portraits dans les Récits de la Kolyma. Des portraits magnifiques de victimes et de bourreaux : tchékistes, ingénieurs, vieux bolcheviks, professeurs, paysans, voleurs. Le portrait le plus important est celui du héros principal, le narrateur. Il porte de nombreux noms : Andreïev, Goloubiev, Krist, Chalamov… Mais c’est toujours le même homme, un homme qui ne veut pas se rendre. L’écrivain lui fait dire : « Adulte, je n’ai jamais été en liberté, mais j’ai toujours été libre[9]. » Il n’a jamais été en liberté, car c’était impossible dans le pays, mais, même en prison, il était libre, car il prisait la liberté plus que la vie.

Ce n’est pas un hasard si le récit Le Dernier Combat du commandant Pougatchov est écrit avec un amour tout particulier. Le héros en est un homme qui décide de mourir libre, en combattant, les armes à la main. Et peu importe, en fin de compte, que l’évasion du commandant Pougatchov et de ses onze camarades qui avaient trouvé en eux la force de croire à la valeur de la liberté, se solde par un combat dans lequel tous les fuyards sont tués. Ils meurent libres.

Dans sa préface au Prince Serebriany, Alexis Konstantinovitch Tolstoï écrivait : « En ce qui concerne les horreurs de ce temps, l’auteur se situe constamment en deçà de la vérité historique. Par respect pour l’art et pour le sens moral du lecteur, il a jeté une ombre sur elles et, autant que faire se peut, les a montrées de loin. Il reconnaît néanmoins qu’à la lecture des sources, le livre lui est souvent tombé des mains, cependant qu’il jetait sa plume, indigné, moins par l’idée qu’un Ivan le Terrible pût exister, que par la réalité d’une société capable de le contempler sans indignation. »

Alexis Tolstoï ne connaissait l’époque d’Ivan le Terrible que par des documents historiques. Chalamov, lui, a fait personnellement l’expérience des horreurs de la période stalinienne. Les Récits de la Kolyma sont un livre sur les camps, mais aussi un livre sur une société capable de les contempler « sans indignation ». Une société qui considère le camp comme normal. Les Récits de La Kolyma sont un miroir reflétant le fond de l’univers concentrationnaire. La vie n’y est qu’une attente de la mort par un travail au-dessus des forces humaines, par la faim, un froid insoutenable, une peur qui dévore l’âme. Le monde concentrationnaire est le reflet de la vie mais derrière les barbelés. Tout y est plus grossier, plus dur, plus franc, les relations des maîtres avec les esclaves, les relations entre les hommes…

Des chantiers de fouilles glacés de la Kolyma, Varlam Chalamov rapporte la mémoire. Son livre évoque un labyrinthe où la mémoire fait office de fil d’Ariane. L’écrivain ne respecte pas la chronologie. Il effectue des retours en arrière, relate la fin des années vingt, sa jeunesse dans les camps de la Vichéra, puis il repart en avant, évoque le retour des prisonniers à Moscou, l’impossibilité, pour ceux qui ont survécu par miracle, de commencer une vie nouvelle. Mais il demeure aussi constamment dans la Kolyma, où les glaces éternelles ont englouti hommes et années. De nombreux événements et figures sont autant d’épines logées dans sa mémoire, et la douleur du souvenir contraint l’écrivain à y revenir encore et encore. C’est ainsi que nous retrouvons au fil des pages, dans des récits différents, des personnages et des faits déjà familiers. Ils nous apparaissent cependant sous un aspect nouveau, un nouvel éclairage, de nouveaux détails viennent en compléter le tableau. La pelote de la mémoire se déroule sans cesse, sans qu’il soit jamais possible de quitter le labyrinthe.

L’effroyable témoignage de ce que « des hommes ont fait à d’autres hommes » naît sous la plume d’un poète. C’est peut-être ce qui explique que le livre de Chalamov ne soit pas une succession d’horreurs, qu’il se rattache à la vraie littérature. Les Récits de la Kolyma sont en effet empreints d’espérance. Quand tous les sentiments ont abandonné l’homme, il voit encore autour de lui la nature, le ciel, la neige, l’invincible pin nain sibérien, « arbre de l’espoir ». Il voit les fleurs et l’herbe du bref mais exubérant été de la Kolyma. Et quand l’homme voit le ciel et la terre, les fleurs et la neige, alors naît le mot.

La nature et le mot poétique sont l’ultime espoir de l’homme. De cela Varlam Chalamov a gardé la mémoire.

Récits de la Kolyma
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