Le complot des juristes
Dans la brigade de Chmeliov, on avait regroupé des résidus humains : les déchets des mines d’or.
La taille d’où l’on extrait le sable aurifère après avoir enlevé la couche de terre, offrait trois voies : « sous la montagne », c’est-à-dire dans les fosses communes anonymes, à l’hôpital ou dans la brigade de Chmeliov ; trois issues pour les crevards. Cette brigade travaillait au même endroit que les autres, mais on lui confiait des tâches peu importantes. Les slogans comme « remplir la norme, c’est la loi », et « fixer une norme à chaque haveur » n’étaient pas de vaines paroles. On les interprétait de la façon suivante : si tu ne remplis pas la norme, tu as violé la loi, tu as trompé l’État et tu dois le payer d’une nouvelle condamnation si ce n’est de ta vie. Et l’on nourrissait plus mal les gars de Chmeliov, on leur donnait moins à manger. Mais je connaissais très bien le sens du proverbe d’ici : « Au camp, c’est la grosse ration qui tue, pas la petite. » Je ne courais donc pas après la grosse ration des brigades de choc des fronts de taille.
J’avais été transféré récemment chez Chmeliov, il y avait trois semaines de cela, et je ne connaissais pas son visage : l’hiver battait son plein, la tête du chef de brigade était savamment enveloppée dans une écharpe en lambeaux et, le soir, il faisait sombre dans la baraque, la kolymka à essence éclairait à peine la porte. Je ne me souviens donc pas de son visage, mais seulement de sa voix : une voix enrouée, abîmée par le froid.
Nous étions dans la brigade de nuit, en plein décembre, et chaque nuit était un supplice : cinquante degrés au-dessous de zéro, ce n’est pas une plaisanterie. Et, cependant, c’était mieux la nuit : c’était plus calme, il y avait moins de chefs à la mine, moins d’injures et de coups.
La brigade se mettait en rangs pour sortir. L’hiver, on le faisait dans la baraque, et c’est encore aujourd’hui une véritable souffrance d’évoquer ces dernières minutes avant la sortie dans la nuit glaciale pour un poste de douze heures. C’était là, dans cette bousculade hésitante près des portes mi-ouvertes d’où s’insinuait une vapeur glaciale, c’était là que transparaissait le caractère de chacun. Après avoir maîtrisé un tremblement, l’un de nous marchait résolument vers l’obscurité ; un autre se dépêchait de tirer sur un mégot de gros gris qu’il avait ramassé Dieu sait où, et où il n’y avait pas la moindre odeur ni la moindre trace de tabac ; un troisième protégeait son visage contre le vent froid ; un quatrième, penché sur le poêle, tenait ses moufles pour y accumuler de la chaleur.
Le chef de baraque flanquait dehors les retardataires. On le faisait partout, dans toutes les brigades, avec les plus faibles.
Dans cette brigade, on n’avait pas encore eu à me pousser dehors. Il y avait là des gens bien plus faibles que moi, et cela me procurait une sorte d’apaisement, de joie involontaire. Ici, j’étais encore un homme pour le moment. Les coups et les poings du chef de baraque étaient restés dans la brigade de l’or, d’où l’on m’avait transféré chez Chmeliov.
La brigade était donc dans la baraque, devant la porte, sur le point de sortir. Chmeliov s’approcha de moi.
— Tu restes à la maison, dit-il d’une voix enrouée.
— On m’a mis de matin peut-être ? dis-je avec méfiance. (On nous changeait toujours d’horaires dans le sens des aiguilles d’une montre pour qu’il n’y eût pas un jour de travail de perdu et pour empêcher le détenu d’avoir quelques heures de repos supplémentaire. Je connaissais le mécanisme.)
— Non, c’est Romanov qui te convoque.
— Romanov ? Qui est-ce ?
— En voilà une vermine, il ne connaît même pas Romanov, intervint le chef de baraque.
— Le délégué opérationnel, compris ? Il habite juste avant le bureau. Tu iras à huit heures.
— À huit heures !
Je fus envahi par un sentiment de soulagement intense. Si le délégué opérationnel me gardait jusqu’à minuit, jusqu’au repas de nuit et au-delà, j’aurais le droit de ne pas aller du tout travailler ce jour-là. Immédiatement, mon corps ressentit sa fatigue. Mais c’était une fatigue bienheureuse, je sentais tous mes muscles me faire mal.
Je détachai ma ceinture, déboutonnai mon caban et m’assis près du poêle. J’eus tout de suite chaud et les poux se mirent à courir sous ma vareuse. Je me grattai le cou et la poitrine de mes ongles rongés. Et je commençai à somnoler.
— C’est l’heure, c’est l’heure, dit le chef de baraque en me secouant. Vas-y et rapporte de quoi fumer, n’oublie pas !
Je frappai à la porte de la maison où vivait le délégué opérationnel.
On entendit cliqueter des loquets et des serrures, des quantités de loquets et de serrures, et quelqu’un que je ne pouvais voir cria derrière la porte :
— Qui es-tu ?
— Le détenu Andreïev, à vos ordres.
J’entendis cliqueter les loquets, grincer les serrures, puis tout se tut.
Le froid s’insinuait sous mon caban, mes pieds gelaient. Je me mis à taper mes bourki l’une contre l’autre : nous n’avions pas de bottes de feutre, mais des bourki ouatées, piquées, faites de vieux pantalons et de vieux blousons matelassés.
J’entendis de nouveau grincer les loquets, et la double porte s’ouvrit, laissant filtrer de la lumière, de la chaleur et de la musique.
J’entrai. La porte donnant dans l’antichambre n’était pas fermée : on entendait la radio.
Romanov, le délégué opérationnel du NKVD, se tenait devant moi. Ou, plus exactement, je me tenais devant lui, et lui, petit, gros, parfumé et mobile, il tournait autour de moi et m’examinait de ses yeux noirs et vifs.
L’odeur du détenu arriva jusqu’à ses narines, il sortit un mouchoir d’une blancheur immaculée et le déploya. Des vagues de musique, de chaleur et d’eau de Cologne me saisirent. Mais surtout la chaleur. Le poêle hollandais était chauffé à blanc.
— Eh bien, voilà ! on a fait connaissance, disait Romanov d’un air ravi tout en tournant autour de moi et en agitant son mouchoir parfumé. On a fait connaissance. Eh bien, entre !
Il ouvrit la porte de la pièce voisine, un cabinet de travail avec un bureau et deux chaises.
— Assieds-toi. Tu ne devineras jamais pourquoi je t’ai appelé. Tiens, allume-t’en une.
Il se mit à fouiller dans la paperasse qui jonchait son bureau.
— Prénom, patronyme.
Je les lui dis.
— Année de naissance ?
— 1907.
— Tu es juriste ?
— Je ne suis pas à proprement parler juriste, mais j’ai fait mes études à l’université de Moscou, à la faculté de droit, dans la seconde moitié des années vingt.
— Donc tu es juriste. Voilà qui est parfait. Maintenant, reste là, je donne un coup de fil et puis nous partirons tous les deux.
Romanov se glissa hors de la pièce. Peu de temps après, la musique s’interrompit dans la salle à manger et j’entendis qu’on parlait au téléphone.
Je somnolai, assis sur ma chaise. Je commençai même à faire un rêve. Romanov ne faisait que disparaître et réapparaître.
— Écoute. Tu as des affaires dans la baraque ?
— J’ai tout sur moi.
— Bon, voilà qui est parfait, ça oui, parfait. Une voiture va bientôt arriver et on va partir tous les deux. Tu sais où on va ? Tu ne devineras jamais. À Khatynnakh même, à la direction. Tu y as déjà été ? Mais non voyons, c’est une blague.
— Ça m’est égal.
— Voilà qui est bien.
Je me rechaussai. Je frottai mes orteils pour les dégourdir et je retournai mes chaussettes russes.
D’après la pendule murale, il était onze heures et demie. Même si tout cela n’était qu’une blague, toute cette histoire de Khatynnakh, qu’importe, je n’irais plus travailler ce jour-là.
J’entendis vrombir un camion tout proche, et la lumière de ses phares glissa sur les volets et frôla le plafond du bureau.
— On y va, on y va !
Romanov avait une veste de fourrure blanche, un malakhaï iakoute et des torbazy décorées. Je boutonnai mon caban, mis ma ceinture et tins mes moufles au-dessus du poêle. Nous sortîmes. C’était un camion d’une tonne et demie, à benne découverte.
— Combien aujourd’hui, Micha ? demanda Romanov au chauffeur.
— Moins soixante, camarade délégué. Les brigades de nuit ont été dispensées de travail.
Donc la nôtre, celle de Chmeliov, était rentrée aussi. Je n’avais pas eu tellement de chance, en fin de compte.
— Bon, Andreïev, dit le délégué en sautillant autour de moi. Mets-toi dans la benne. On ne va pas très loin. Et Micha va se dépêcher. N’est-ce pas, Micha ?
Micha ne dit rien. Je grimpai dans la benne, me roulai en boule et attrapai mes pieds. Romanov monta dans la cabine et nous partîmes.
La route était mauvaise et ça secouait tellement que je n’eus pas le temps de me glacer complètement. Je n’avais envie de penser à rien ; d’ailleurs, il n’est pas possible de réfléchir dans le froid. Au bout de deux heures environ, des lumières apparurent et le camion s’arrêta près d’une maison en rondins à un étage. Tout était noir, seule une fenêtre était éclairée au premier. Deux sentinelles vêtues de pelisses se tenaient près du grand perron.
— Bon, on est arrivé, voilà qui est parfait.
Et Romanov disparut dans le grand escalier. Il était deux heures du matin, toutes les lumières étaient éteintes, sauf la lampe posée sur la table du planton.
Je n’eus pas longtemps à attendre. Romanov, qui avait déjà eu le temps de retirer sa veste et qui était en uniforme du NKVD, descendit l’escalier en courant et me fit signe de la main.
— Par ici, par ici !
Nous montâmes avec un soldat de service et nous nous arrêtâmes dans le couloir du premier étage devant une porte avec une pancarte : « Smertine, délégué en chef du NKVD. » Un pseudonyme aussi menaçant[65] – ça ne pouvait être son vrai nom – réussit à faire impression même sur moi, qui étais complètement fourbu.
« Pour un pseudonyme, c’est trop », pensai-je, mais il me fallait déjà entrer, traverser toute la grande pièce avec un énorme portrait de Staline sur tout un mur, m’arrêter devant un bureau gigantesque et regarder le visage blême et roussâtre d’un homme qui avait passé sa vie enfermé dans des pièces comme celle-ci.
Romanov s’inclina respectueusement près de la table.
Les yeux bleu pâle du camarade Smertine, le délégué en chef, se posèrent sur moi. Pour un court instant. Il cherchait quelque chose sur la table, feuilletait des documents. Les doigts complaisants de Romanov trouvèrent ce qu’il fallait trouver.
— Nom ? demanda Smertine en regardant ses papiers. Prénom et patronyme ? Article ? Peine ?
Je répondis.
— Tu es juriste ?
— Oui.
Le visage blême se releva.
— Tu as écrit des requêtes ?
— Oui.
Smertine demanda en soufflant du nez :
— Pour du pain ?
— Pour du pain et pour autre chose.
— Bien. Emmenez-le !
Je ne fis pas la moindre tentative de comprendre, de demander quoi que ce soit. À quoi bon ? Je n’étais pas au froid, je n’étais pas de nuit sur le chantier d’abattage du gisement aurifère. Qu’ils fassent leur enquête.
Le soldat arriva avec un papier et on me conduisit à travers le bourg plongé dans la nuit, tout au bout, là où se trouvait l’isolateur, la prison du camp, protégée par quatre miradors et une triple clôture en fil de fer barbelé.
Il y avait aussi bien des grandes cellules que des cellules individuelles dans cette prison. On me poussa dans une des petites cellules. Je racontai mon histoire sans attendre de réponse de la part de mes compagnons de cellule et sans rien leur demander. C’était l’habitude, pour qu’on ne s’imaginât pas que j’avais été « infiltré ».
Arriva le matin suivant, un matin d’hiver de la Kolyma : sans lumière, sans soleil, et que rien ne distingue de la nuit. On donna le signal du réveil en frappant sur un vieux rail, on apporta un seau d’eau bouillante qui fumait. Une escorte vint me chercher et je quittai mes camarades. Je ne savais rien d’eux.
On m’emmena dans la même maison. Celle-ci me parut plus petite que la nuit. Je ne fus plus admis devant les yeux clairs de Smertine. Le planton m’ordonna de m’asseoir et d’attendre. Et je restai assis à attendre, jusqu’à ce que me parvînt une voix bien connue :
— Voilà qui est bien ! Voilà qui est parfait ! Vous allez partir tout de suite.
Sur un territoire qui n’était pas de sa compétence, Romanov me vouvoyait.
Des pensées traversaient paresseusement mon esprit, je pouvais presque les sentir physiquement. Il fallait penser à quelque chose de nouveau, d’inhabituel, d’inconnu. Cette chose nouvelle n’avait rien à voir avec le gisement. Si nous avions été sur le point de regagner notre gisement Partisan, Romanov aurait dit : « Nous allons repartir tout de suite. » On allait donc m’emmener ailleurs. Mais qu’ils aillent tous au diable !
Romanov descendit l’escalier presque en sautillant. On aurait dit qu’il allait enfourcher la rampe et se laisser descendre à califourchon, comme un gamin. Il portait une miche de pain à peine entamée :
— Voilà, c’est pour vous, pour le voyage. Et voilà encore.
Il disparut quelque part en haut et revint avec deux harengs saurs.
— Ça va ? Oui, c’est tout, je crois. Mais non, j’ai oublié le principal : voilà ce que c’est que de ne pas fumer.
Romanov repartit à l’étage et revint avec une feuille de papier journal. Sur la feuille, il y avait du gros gris. L’équivalent de trois boîtes sûrement, décidai-je d’un œil expérimenté. Dans un paquet de huit, il y a huit boîtes d’allumettes remplies de gros gris. C’est l’unité de mesure qui a cours dans les camps.
— C’est pour votre voyage. Votre ration de campagne, comme on dit.
Je gardai le silence.
— A-t-on appelé une escorte ?
— Oui, dit le planton.
— Vous m’enverrez le chef là-haut.
Vinrent deux hommes d’escorte. Le premier, le plus vieux, était grêlé et portait un bonnet de mouton caucasien ; l’autre, un jeune de vingt ans environ, avec des joues roses, portait un casque de l’armée rouge.
— C’est lui, dit le planton en me montrant du doigt.
Tous les deux, le jeune et le grêlé, m’examinèrent attentivement des pieds à la tête.
— Mais où est le chef ? demanda le grêlé.
— Là-haut. Le pli aussi.
Le grêlé monta et revint très vite avec Romanov.
Ils parlaient à voix basse et le grêlé me montrait du doigt.
— Très bien, finit par dire Romanov, on va vous donner un papier.
Nous sortîmes. Près du perron, à l’endroit même où la nuit précédente s’était arrêté le camion du gisement Partisan, il y avait un « corbeau » confortable, l’autobus des prisons avec des fenêtres grillagées. Je grimpai à l’intérieur, on referma sur moi les portes grillagées, les hommes d’escorte s’installèrent dans le couloir et la camionnette s’ébranla. Pendant un certain temps, elle suivit la route centrale qui coupe toute la Kolyma en deux ; mais, plus tard, elle tourna. La route serpentait parmi les monts, le moteur toussait sans cesse dans les montées, il y avait des rochers à pic avec de rares petits bois de mélèzes et des branches de saule couvertes de givre. Et enfin, après avoir contourné maintes montagnes, la camionnette qui suivait le lit d’une rivière déboucha sur un petit plateau. Il y avait là une trouée parmi les arbres, des miradors et, tout au fond, à trois cents mètres environ, d’autres miradors pyramidaux et la masse sombre de baraquements entourés de fil de fer barbelé.
La porte d’une maison-guérite s’ouvrit et un planton en sortit, le revolver à la ceinture. La camionnette stoppa, mais on laissa tourner le moteur. Le chauffeur sauta de sa cabine et passa devant ma fenêtre :
— Eh bien, ça a drôlement tourné ! C’est vraiment la Serpentine !
Je connaissais cette appellation, elle me disait bien plus que le nom menaçant de Smertine. C’était la Serpentine, la célèbre prison d’instruction de la Kolyma où tant d’hommes avaient péri l’année précédente. Leurs cadavres n’avaient même pas eu le temps de se décomposer. D’ailleurs, ils se conserveraient toujours, les cadavres de ces morts du permafrost.
L’homme d’escorte le plus âgé s’en alla sur le sentier qui menait à la prison, et moi je restai là, près de ma fenêtre, persuadé que mon heure était venue, que mon tour était arrivé. Il m’était tout aussi difficile de penser à la mort qu’à n’importe quoi d’autre. Je n’eus aucune vision de ma propre exécution. Je restai là à attendre.
L’obscurité hivernale descendait. La porte du « corbeau » s’ouvrit et l’homme d’escorte me lança des bottes de feutre.
— Rechausse-toi. Enlève tes bourki.
Je les enlevai, essayai les bottes de feutre ; non, ça n’allait pas, elles étaient trop petites.
— Tu ne tiendras jamais le coup jusqu’au bout en bourki, dit le grêlé.
— Mais si !
Le grêlé jeta les bottes de feutre dans un coin de la camionnette.
— On y va.
La camionnette fit demi-tour et s’en fut loin de la Serpentine. Aux lumières qui scintillaient, je compris rapidement que nous étions de nouveau sur la route. La camionnette ralentit ; partout alentour, on voyait les lumières d’un gros bourg. Le panier à salade s’approcha du perron d’une maison brillamment éclairée et j’entrai dans un couloir bien clair qui ressemblait beaucoup à celui où régnait le délégué en chef, Smertine : derrière une barrière en bois, près d’un téléphone mural, il y avait un planton avec un revolver à la ceinture. C’était le bourg de Iagodnoïé : nous n’avions parcouru que dix-sept kilomètres pendant cette première journée de voyage. Où irions-nous ensuite ?
Le planton m’emmena dans une pièce retirée qui se révéla être un cachot avec un châlit, un seau d’eau et une tinette. Il y avait un judas à la porte.
J’y passai deux jours. J’avais même réussi à sécher et à réenrouler les bandes que j’avais sur les jambes : celles-ci étaient pleines d’ulcères purulents, à cause du scorbut.
Dans cette maison de la section de district du MVD régnait une sorte de paix provinciale. De mon coin, je guettais tous les bruits avec beaucoup d’attention. Même dans la journée, on n’entendait que très rarement des pas dans le couloir. La porte d’entrée ne s’ouvrait presque jamais et on tournait rarement la clé dans la serrure. Le planton était toujours le même, pas rasé, vêtu d’un vieux manteau ouaté, un revolver en bandoulière : tout avait l’air vieillot comparé à Khatynnakh la brillante, où le camarade Smertine s’adonnait à la haute politique. Le téléphone sonnait rarement, très rarement.
« Oui, ils font le plein. Oui, je ne sais pas, camarade chef… Bien, je leur dirai. »
De qui parlait-on ? De mes hommes d’escorte ?
Une fois par jour, dans la soirée, ma porte s’ouvrait et le planton m’apportait une gamelle de soupe et un morceau de pain : « Mange ! » C’était mon dîner. Aux frais de l’État. Et il m’apportait une cuiller. Le deuxième plat était mélangé au premier : versé dans la soupe. Je prenais la gamelle, je mangeais et j’en léchais le fond jusqu’à ce qu’il étincelle, selon les habitudes du gisement.
Le troisième jour, la porte s’ouvrit et le soldat grêlé, vêtu d’une pelisse en mouton par-dessus sa veste de fourrure, passa le seuil de mon cachot :
— Alors, tu t’es reposé ? On y va.
Je me tenais sur le perron. Je pensais qu’on allait encore prendre l’autobus des prisons où je serais à l’abri du froid, mais je ne voyais de « corbeau » nulle part. Un trois-tonnes tout à fait ordinaire était garé près du perron.
— Grimpe !
J’escaladai docilement le rebord du camion.
Le jeune soldat monta dans la cabine du conducteur. Le grêlé s’assit près de moi. Le camion partit et au bout de quelques minutes, nous fûmes de nouveau sur la route. Où m’emmenait-on ? Au nord ou au sud ? À l’ouest ou à l’est ? Il était inutile de le demander, d’ailleurs l’escorte n’avait pas le droit de le dire. On me transférait dans un autre secteur ? Lequel ? Le camion brinquebala pendant des heures, puis s’arrêta.
— On va déjeuner ici. Descends !
Je descendis. Nous entrâmes dans une cantine de la route.
La route, c’est l’aorte et le nerf principal de la Kolyma. Des chargements de matériel y passent sans cesse dans les deux sens et sans protection ; les convois de nourriture, eux, sont obligatoirement flanqués d’une escorte, car les détenus en fuite les attaquent pour les voler. Et, du point de vue du chauffeur et de l’agent d’approvisionnement, l’escorte représente une protection, même si elle est précaire : elle peut prévenir les vols.
Dans ces cantines, on trouve des géologues, des prospecteurs de gisements qui partent en congé avec la « grosse galette » qu’ils ont gagnée, des trafiquants de tabac et de tchifir, des héros et des salauds du Nord. On y vend partout de l’alcool. Les hommes s’y rencontrent, s’y disputent, s’y battent, y échangent des nouvelles et se dépêchent, se dépêchent surtout. On laisse tourner le moteur du camion et on s’installe dans la cabine pour dormir deux à trois heures. On y fait passer aussi les détenus : tous bien propres, en rangs bien alignés quand ils remontent vers la taïga ; et quand ils en descendent, ce sont les déchets des gisements, des gens à moitié morts, aux corps fourbus, sales et rompus, des hommes qui ont cessé d’être des hommes. Il y a aussi des commandos opérationnels, qui traquent les fugitifs. Et les fuyards eux-mêmes, souvent en uniforme militaire. Et des gradés, qui circulent dans des ZIS noires, maîtres de la vie et de la mort de tous ces gens. Un dramaturge qui voudrait montrer le Nord devrait commencer par ces cantines de la route : c’est la meilleure des scènes[66].
Debout dans la cantine, j’essayais de me faufiler vers le poêle, l’énorme poêle ventru incandescent. Les hommes d’escorte ne craignaient pas vraiment que je prenne la fuite : j’étais bien trop faible et ça se voyait parfaitement. Tout le monde voyait très bien qu’un crevard ne saurait où aller par moins cinquante.
— Mets-toi là et mange.
Le garde m’acheta de la soupe brûlante et me donna du pain.
— On va repartir tout de suite, dit le jeune. Le chef va arriver et on s’en ira.
Mais le grêlé ne revint pas tout seul. Il était accompagné d’un « combattant » plus très jeune – on ne les appelait pas encore des soldats[67] à cette époque –, avec un fusil et une veste de fourrure. Il me regarda, puis se tourna vers le grêlé :
— Ma foi, pourquoi pas ? On peut, dit-il.
— Allons-y, me dit le grêlé.
Nous passâmes dans un autre coin de l’immense cantine, où se trouvait un homme tout recroquevillé, vêtu d’un caban et coiffé d’une chapka du Bamlag, une chapka à oreillettes en flanelle noire.
— Mets-toi là, me dit le grêlé.
Je me laissai docilement glisser à terre, à côté du gars. Il ne tourna même pas la tête.
Le grêlé et le combattant inconnu s’en allèrent. Le jeune, mon homme d’escorte, resta avec nous.
— Ils s’offrent un petit repos, tu comprends ? me chuchota tout à coup l’homme au bonnet du Bamlag. Normalement ils n’ont pas le droit.
— Je m’en fiche, dis-je, qu’ils fassent ce qu’ils veulent ! Ça te dérange ou quoi ?
L’homme releva la tête :
— Je te dis qu’ils n’ont pas le droit.
— Et où est-ce qu’on nous emmène ?
— Je ne sais pas où on t’emmène toi, mais moi, on m’emmène à Magadane. Pour me fusiller.
— Pour te fusiller ?
— Oui, on m’a condamné. Je viens de la Direction de l’Ouest, de Soussoumane.
Tout ça ne me plaisait guère. Mais je ne connaissais pas les dispositions, les procédures de la peine capitale. Je gardai un silence troublé. Le combattant grêlé et notre nouveau compagnon de voyage s’approchèrent. Ils se mirent à discuter entre eux. Dès que l’escorte s’était agrandie, ils étaient devenus plus brusques, plus grossiers. Ils ne m’achetèrent plus de soupe à la cantine.
Quelques heures supplémentaires s’écoulèrent et on amena encore trois transférés qu’on mit avec nous à la cantine : le convoi commençait à devenir important. L’âge des trois nouveaux venus était indéfinissable, comme pour tous les crevards de la Kolyma : la peau blanche enflée, les visages boursouflés disaient la faim et le scorbut. Il y avait des taches sur leur visage : des engelures.
— Où vous emmène-t-on ?
— À Magadane. Pour nous fusiller. On est des condamnés.
Nous étions couchés dans la benne du trois-tonnes, tout recroquevillés, appuyés contre les genoux et les dos les uns des autres. Le camion avait de bons amortisseurs, la chaussée était excellente, nous n’étions presque pas secoués et nous commençâmes à geler.
Nous eûmes beau crier, l’escorte resta sourde. Il fallait arriver à Spornoïe tant qu’il faisait encore jour. Le premier condamné à mort suppliait qu’on le laissât se réchauffer ne serait-ce qu’une minute. Le camion entra à Spornoïe alors qu’on avait déjà allumé la lumière partout.
Le grêlé vint nous dire :
— On va vous mettre à l’isolateur pour la nuit et, demain matin, vous continuerez la route.
J’étais transi jusqu’aux os, rendu muet par le froid, et je rassemblai les forces qui me restaient pour taper de la semelle sur la neige. Je n’arrivais pas à me réchauffer. Les soldats cherchaient les chefs du camp. Finalement, au bout d’une heure, on nous conduisit dans l’isolateur du camp, glacial et sans chauffage. Du givre couvrait les murs et le sol était gelé. Quelqu’un nous apporta un seau d’eau. Et les bûches ? Et le poêle ?
C’est cette nuit-là, à Spornoïe, que mes dix orteils furent de nouveau gelés ; je ne réussis pas à dormir de la nuit, pas une minute.
Au matin, on nous fit sortir et grimper dans le camion. Les monts se mirent à défiler, d’autres véhicules nous croisaient en vrombissant. Le camion descendit dans le défilé et nous eûmes brusquement si chaud que nous eûmes envie de ne plus aller nulle part, d’attendre, de marcher un peu sur cette terre miraculeuse. Il y avait une différence de dix degrés au moins. Et le vent lui-même avait quelque chose de tiède, c’était presque un vent printanier.
— Eh, l’escorte, on a une envie pressante !
Quelle autre façon avions-nous de raconter aux soldats que nous étions heureux de la chaleur et du vent du Sud, heureux d’être débarrassés du calme sifflant de la taïga ?
— Allez, dehors !
Les hommes d’escorte, eux aussi, étaient heureux de se dégourdir les jambes et de fumer une cigarette. Mon défenseur du règlement s’approchait déjà de l’un des hommes d’escorte :
— On en grille une, citoyen combattant ?
— Oui, va à ta place !
L’un des nouveaux ne voulait pas descendre du camion, mais quand il vit que la pause se prolongeait, il se traîna jusqu’au rebord et me fit signe d’approcher :
— Aide-moi à descendre.
Je tendis le bras et, moi qui étais un crevard exténué, je sentis brusquement le poids incroyablement léger de son corps, une sorte de légèreté mortelle. Je m’éloignai. L’homme fit quelques pas en s’agrippant au rebord du camion :
— Comme il fait doux !
Mais ses yeux étaient troubles, sans expression.
— Allez, on y va, on y va ! Il fait moins trente.
Plus le temps passait, plus il faisait doux.
Nos hommes d’escorte déjeunèrent pour la dernière fois à la cantine d’un bourg nommé Palatka. Le grêlé m’acheta un kilo de pain.
— Tiens, voilà du gâteau pour toi. On sera arrivés ce soir.
Il tombait une neige fine lorsque, très loin en contrebas, nous aperçûmes les lumières de Magadane. Il faisait moins dix degrés. Il n’y avait pas de vent. La neige tombait presque à la verticale, c’étaient de minuscules flocons mous. Le camion s’arrêta près de la section locale du NKVD. Les hommes d’escorte entrèrent dans le bâtiment.
Un homme en civil, sans chapka, sortit, une enveloppe déchirée à la main. Il cria un nom d’une voix sonore, habituée aux appels. Il fit un signe et l’homme au corps incroyablement léger se traîna sur le côté.
— En prison !
L’homme en costume disparut dans le bâtiment et réapparut aussitôt ; il tenait un nouveau pli :
— Ivanov !
— Konstantin Ivanovitch !
— En prison ! Ougratski !
— Sergueï Fiodorovitch !
— En prison ! Simonov !
— Evguéni Pétrovitch !
— En prison !
Je ne fis pas d’adieux aux hommes d’escorte, ni à ceux qui avaient voyagé avec moi jusqu’à Magadane. Cela ne se faisait pas.
Debout devant le perron de la section de district, je restai seul avec mes hommes d’escorte.
L’homme en civil revint encore une fois sur le perron avec un pli :
— Andreïev ! À la section de district ! Je vais vous donner tout de suite la décharge, dit-il à mes hommes d’escorte.
J’entrai dans le bâtiment. D’abord, où était le poêle ? Le voilà : un radiateur de chauffage central. Le planton derrière sa barrière en bois. Le téléphone. C’était plus pauvre que chez le camarade Smertine à Khatynnakh. Mais peut-être avais-je cette impression parce que cela avait été le premier bureau de ce genre que j’avais vu à la Kolyma. Dans le couloir, un escalier raide menait au premier étage.
L’homme en civil qui nous avait accueillis dans la rue entra et dit :
— Venez ici !
Nous montâmes au premier étage par l’escalier étroit pour arriver devant une porte marquée : « Ia. Atlas, délégué en chef. »
— Asseyez-vous.
Je m’assis. Une table occupait presque toute la place du minuscule bureau : recouverte de papiers, de chemises cartonnées et de listes diverses. Atlas avait dans les trente-huit à quarante ans. C’était un homme fort, d’allure sportive, aux cheveux noirs avec un début de calvitie.
— Nom ?
— Andreïev.
— Prénom, patronyme, article, peine ?
Je répondis.
— Juriste ?
— Oui.
Atlas sauta sur ses pieds et fit le tour de la table en s’écriant :
— Parfait ! Le capitaine Rébrov va vous parler.
— Et qui est le capitaine Rébrov ?
— Le chef du SPO. Descendez !
Je regagnai ma place près du radiateur. Après avoir bien réfléchi, je décidai de manger d’avance le kilo de pain blanc que m’avaient donné mes hommes d’escorte. Il y avait sur place un réservoir d’eau et un gobelet attaché par une chaînette. Le tic-tac de la pendule murale rythmait le temps. À moitié endormi, j’entendis quelqu’un passer près de moi et monter à grands pas rapides ; le planton me réveilla :
— Montez chez le capitaine Rébrov !
On m’emmena au premier étage. La porte d’un petit bureau s’entrouvrit et j’entendis une voix brusque :
— Par ici, par ici !
C’était un bureau tout à fait ordinaire, à peine plus grand que celui où on m’avait amené deux heures auparavant. Les yeux vitreux du capitaine Rébrov étaient fixés droit sur moi. Au coin de la table, il y avait un verre de thé à moitié plein et une croûte de fromage rongée sur une soucoupe. Et des téléphones. Des chemises en carton. Des portraits.
— Nom ?
— Andreïev.
— Prénom, patronyme, article, peine ? Juriste ?
— Oui.
Le capitaine Rébrov s’inclina au-dessus de la table pour me voir de plus près de ses yeux vitreux. Il me demanda :
— Connaissez-vous Parfentiev ?
— Oui, je le connais.
Parfentiev avait été mon chef de brigade au gisement bien avant que je n’eusse atterri dans celle de Chmeliov. On m’avait transféré de la brigade de Parfentiev à celle de Potouraïev, puis à celle de Chmeliov. J’avais travaillé pendant quelques mois chez Parfentiev.
— Oui, je le connais. C’était mon chef de brigade : Dmitri Timofeïevitch Parfentiev.
— C’est ça. Bien. Donc vous connaissez Parfentiev ?
— Oui, je le connais.
— Et Vinogradov, vous le connaissez ?
— Non, je ne le connais pas.
— Vinogradov, le président du tribunal du Dalstroï ?
— Je ne le connais pas.
Le capitaine Rébrov alluma une cigarette, aspira une longue bouffée et continua à me dévisager tout en réfléchissant à autre chose.
— Donc, tu connais Vinogradov et tu ne connais pas Parfentiev.
— Non, je ne connais pas Vinogradov…
— Ah oui ! Tu connais Parfentiev et tu ne connais pas Vinogradov. Eh bien, soit.
Le capitaine Rébrov appuya sur une sonnette. La porte s’ouvrit derrière moi :
— En prison !
La soucoupe avec le mégot et la croûte de fromage entamée resta dans le cabinet du chef du SPO, sur son bureau, à droite, près d’une carafe d’eau.
Le garde m’emmena à travers Magadane endormie, par une nuit obscure.
— Avance plus vite.
— Je ne suis pas pressé.
— Dis encore un mot, tu vas voir ! (Le soldat sortit son revolver.) Je vais te tuer comme un chien. Ce n’est pas compliqué de rayer ton nom.
— Tu ne le feras pas, dis-je. Tu aurais à en répondre devant le capitaine Rébrov.
— Avance, canaille !
Magadane est une petite ville. Nous arrivâmes bientôt à la « maison Vaskov », comme on appelle la prison locale. Vaskov avait été l’adjoint de Berzine[68] au moment de la construction de Magadane. La prison de bois avait été l’un des premiers bâtiments de la ville. Elle avait gardé le nom de son constructeur[69]. On avait depuis longtemps construit une prison de pierre à Magadane, un bâtiment neuf, « bien aménagé », selon le dernier cri de la technique pénitentiaire, que l’on appelait aussi « maison Vaskov ».
Après un échange de paroles au poste de garde, on me laissa entrer dans la cour de la « maison Vaskov ». Un long corps de bâtiment, bas et trapu, fait du bois lourd et lisse des mélèzes. Dans la cour, deux « tentes » : des bâtiments en bois.
— Dans la seconde ! dit une voix derrière moi.
J’attrapai la poignée de la porte, poussai et entrai.
Il y avait des châlits superposés, remplis de gens. Mais ils n’étaient pas trop serrés, pas trop à l’étroit. Un sol en terre battue. Un petit poêle sur de longs pieds métalliques. Des odeurs de sueur, de désinfectant et de corps sales. Je me hissai à grand-peine tout en haut – il y fait quand même plus chaud – et me faufilai jusqu’à une place libre. Le voisin se réveilla :
— Tu viens de la taïga ?
— Oui.
— Tu as des poux ?
— Oui.
— Alors mets-toi dans le coin. On n’a pas de poux ici. Ici, on désinfecte.
« La désinfection, c’est bien, pensai-je, mais l’essentiel, c’est la chaleur. »
Le matin, on apporta à manger. Du pain, de l’eau bouillante. Je n’avais pas encore droit au pain. J’enlevai mes bourki et les mis sous ma tête, j’abaissai mon pantalon ouaté de façon à me réchauffer les pieds, je m’endormis et je me réveillai vingt-quatre heures plus tard, quand on distribua le pain et que j’étais enfin devenu un pensionnaire à part entière de la « maison Vaskov ».
Au déjeuner, on nous donnait de l’eau de cuisson de galouchki et trois cuillerées de bouillie de froment. Je dormis jusqu’au lendemain matin, jusqu’au moment où la voix féroce du planton me réveilla.
— Andreïev ! Andreïev ! Qui est Andreïev ?
Je descendis du châlit.
— C’est moi.
— Sors dans la cour et va vers ce perron-là.
Les portes de la véritable « maison Vaskov » s’ouvrirent devant moi et j’entrai dans un couloir bas, chichement éclairé. Le surveillant tira un verrou, fit basculer un énorme loquet en fer et ouvrit la porte d’une cellule minuscule avec des châlits à deux étages. Il y avait deux hommes recroquevillés sur le châlit du bas.
Je m’approchai de la fenêtre et m’assis. Un homme me tapa sur l’épaule : c’était mon chef de brigade du gisement, Dmitri Timofeïevitch Parfentiev.
— Tu y comprends quelque chose ?
— Rien du tout. Quand t’a-t-on amené ?
— Il y a trois jours. Atlas m’a amené en voiture.
— Atlas ? Il m’a interrogé à la section de district. Un gars d’une quarantaine d’années. Déplumé. En civil.
— Il était en uniforme quand il m’a accompagné. Et que t’a demandé le capitaine Rébrov ?
— Si je connaissais Vinogradov.
— Et alors ?
— Comment veux-tu que je le connaisse ?
— Vinogradov est le président du tribunal du Dalstroï.
— C’est toi qui le dis, moi j’ignore qui c’est.
— J’ai fait mes études avec lui.
Je commençais à y voir un peu plus clair. Avant son arrestation, Parfentiev avait été procureur régional à Tchéliabinsk, procureur de Carélie. Lorsque Vinogradov était passé par le gisement Partisan et qu’il avait appris que son camarade d’université était sur le chantier d’abattage, il lui avait fait passer de l’argent et avait demandé à Anissimov, le directeur du gisement, de l’aider. On avait alors mis Parfentiev à la forge, comme marteleur. Anissimov avait fait un rapport au NKVD, à Smertine, sur la requête de Vinogradov. Smertine l’avait transmis à Magadane, au capitaine Rébrov, et le chef du SPO s’était penché sur l’affaire de Vinogradov. On avait arrêté tous les détenus juristes de tous les gisements du Nord. La suite n’était plus qu’affaire de technique d’instruction.
— Et nous sommes là pourquoi, nous ? J’étais dans la tente…
— On va nous laisser partir.
— Nous laisser partir ? Nous libérer ? Je veux dire, pas nous libérer, mais on nous transfère, en transit ?
— Oui, confirma le troisième personnage en se mettant au jour et en me regardant avec un mépris affiché.
Une gueule rose de bien nourri. Il avait une dochka noire et une chemise en zéphyrine ouverte sur la poitrine.
— Alors vous vous connaissez ? Le capitaine Rébrov n’a pas eu le temps de vous écraser. Ennemi du peuple…
— Et toi alors, t’es sans doute un ami du peuple ?
— Eh bien moi, au moins je ne suis pas un politique. Je n’ai pas porté de losanges[70]. Je ne me suis pas moqué du peuple travailleur. C’est justement à cause de vous, de gens comme vous, qu’on nous met aussi en prison.
— T’es un truand alors, dis-je.
— Pour les uns, un truand ; pour les autres, un marchand.
— Allez, ça suffit, coupa Parfentiev pour m’aider.
— Salopard ! J’peux pas les blairer !
Les portes grincèrent :
— Dehors !
Près du poste de garde, sept hommes se pressaient. Parfentiev et moi, nous nous approchâmes.
— Qui êtes-vous ? Des juristes ?
— Oui ! Oui ! Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi nous libère-t-on ?
— Le capitaine Rébrov a été arrêté. Ordre a été donné de relâcher tous ceux qui avaient été arrêtés sur ses instructions, dit doucement quelque personnage omniscient.
1962