Hourra ! Les bourreaux sabraient le mousseux dans le bureau du chef ! Les héros de la veille se réjouissaient d’avoir bien travaillé !
J’étais plus humilié que jamais.
Quelques heures plus tard, lorsqu’on vint me chercher pour m’auditionner, je n’avais pas décoléré.
Sitôt entré dans le bureau, sans même noter qui était mon interlocuteur, je m’écriai en anglais :
— Je veux porter plainte.
— Pardon ?
— Je porte plainte contre les douaniers qui ont suspendu mon voyage. Hier soir, on m’a privé de chauffeur, on m’a volé mon argent, on a anéanti mon travail de plusieurs mois, on a dilapidé les efforts de trois années pour arriver jusque-là.
L’homme en uniforme me contempla avec stupéfaction. L’œil anxieux, la bouche rose et resserrée comme une rose en bouton, le teint beige, il paraissait aussi jeune que sa fonction le permettait. Sanglé dans une veste militaire, la ceinture en cuir marquant l’étroitesse de ses hanches, il ressemblait à un adolescent déguisé en officier plus qu’au brillant fonctionnaire qu’il devait sans doute être. Il s’exprima d’une voix grave, posée, riche et timbrée qui contrastait avec l’élan juvénile de son corps.
— Ah oui ? Êtes-vous satisfait d’avoir été transporté de façon humiliante, plus mal que des bestiaux ?
Il parlait l’anglais zézayant et tonique des Italiens, cet anglais de danseur mondain, cet anglais qui porterait un corset affinant la taille, flattant les fesses et virevoltant à chaque phrase. Sans me déconcentrer, je poursuivis mon attaque :
— On ne m’a pas mis de force dans cette camionnette, je l’ai accepté ! Par contre, si cette arrestation s’éternise et que mon voyage s’interrompt, alors je deviens une victime !
Il éclata de rire.
Comme si mon entrée se réduisait à un préambule théâtral, il me pria de m’asseoir et alla lui-même s’installer derrière son ordinateur pour commencer l’interrogatoire. Je l’arrêtai aussitôt :
— Me questionner ne servira à rien.
— Ah oui ?
— Depuis quelques années, j’ai subi je ne sais combien d’entretiens comme celui que vous allez m’infliger et cela n’a jamais servi à rien. Je dois mal répondre puisqu’on me ferme toujours la porte.
— Ou très bien répondre puisqu’on ne vous a pas renvoyé chez vous.
Il me sourit. Je baissai les yeux. Ce fonctionnaire atypique me paraissait plus intelligent que ceux que j’avais rencontrés les dernières fois. Bon ou mauvais augure ?
— Comment vous appelez-vous ?
— Ulysse.
— Pardon ?
— Ulysse. Parfois aussi je m’appelle Personne. Mais personne ne m’appelle Personne. D’ailleurs personne ne m’appelle.
Il se frotta le menton.
— D’accord, je vois. D’où venez-vous ?
— D’Ithaque.
— D’Irak ?
— Non, d’Ithaque. Là d’où viennent tous les Ulysse.
— Où est-ce ?
— On ne l’a jamais su.