— Tu la connais ?
— J’en ai une imprimée au fond de mon cerveau, dans la partie reptilienne ; grâce à elle, je me suis installé là où je suis né, en Irak, et j’ai tenté d’y survivre.
— Conclusion : tu es mort !
— Ailleurs, j’aurais fini par mourir aussi.
— Certainement mais plus tard.
— Mm ? Oui… Peut-être plus tard…
— Comment peux-tu prendre exemple sur une araignée qui accepte de vivre en prison ?
— Ah oui, la liberté… Tu aimes beaucoup ça, toi ? Moi, pas tant…
Comme je haussais les épaules, Papa insista :
— La liberté, ça vaut de l’or, certes, mais est-ce la première des valeurs ? On peut préférer la vie à la liberté. Mon araignée sédentaire a raison si son but est de fabriquer sa maison, subvenir à ses besoins, donner naissance à ses enfants puis les élever.
— Tes gendres et tes petits-enfants sont morts, monsieur l’araignée, tes filles ont été couvertes des voiles du deuil avant l’âge, monsieur l’araignée, à cause de l’endroit où tu as bâti ta toile. Moi, je ne veux pas offrir le chaos à mes enfants.
Il se tut et regarda par la fenêtre coupée de barreaux une silhouette orangée qui voletait, folâtre, au soleil.
— Après tout, tu as peut-être raison, Saad, il n’y a pas que les araignées, il y a aussi les papillons…
Aspiré par un souffle d’air, le lépidoptère disparut brusquement. Papa sourit.
— Papillon que le vent emporte…
— Moi, c’était plutôt les flots…
Devenant soudain sérieux, Papa s’assit sur le lit face au mien, et me fixa avec intensité.
— Quel est ton plan désormais ?
— J’en ai plusieurs.
J’allais les lui exposer lorsqu’un homme en costume brun bilieux apparut à ma porte. Sans remarquer mon père, il m’apostropha.
— On vous attend pour l’entretien.
— Enfin !
L’homme leva les yeux au ciel et m’intima de le suivre. À voix basse, je glissai à Papa :
— J’ai rendez-vous avec la première étape de mon plan.
— D’accord, fils, tu me raconteras plus tard.
Sur un clignement d’œil, Père s’effaça.
L’uniforme kaki m’emmena dans un long bâtiment administratif adjacent au centre clôturé. Non sans plaisir je quittai la cour à hauts grillages où les clandestins, parqués par centaines, battaient la semelle, désœuvrés.
Il frappa à une porte rouge, n’attendit pas la réponse, ouvrit le battant et le claqua derrière moi.
Une masse de chair m’attendait au fond de la pièce obscure.
À travers les quelques fils de lumière que laissaient passer les volets baissés, mon interlocuteur ressemblait davantage à un immense crapaud qu’à un homme. Tapi dans l’ombre humide, ramassé sur lui-même, il s’arrondissait en un bloc compact, prêt à bondir, appuyant son inquiétant quintal sur un minuscule tabouret qui gémissait. Le batracien portait des chaussures, un pantalon bleu et une chemise blanche dans laquelle on aurait pu tailler plusieurs voiles de bateau. Sa peau épaisse sécrétait des gouttes de sueur.
Il me laissa, moi, sa proie, approcher.
Pendant que j’avançais, rien ne bougeait en lui, sinon de temps en temps le front qui tendait une ride au-dessus de ses yeux globuleux. L’une de ses mains tapotait mollement un minuscule clavier en plastique. À deux mètres de lui, je découvris son crâne chauve constitué d’un épi-derme épais, luisant, granité par une acné ancienne.
Il s’adressa à moi en anglais puisque c’était la langue que j’avais demandé à parler.
— Qui êtes-vous ?