Personne ne prêta attention à ses premiers symptômes car, tous mal nourris, angoissés, épuisés, nous ne nous portions pas bien. De plus, la fillette possédait une telle gaieté, tant d’énergie, qu’elle toisa de haut l’infection qui l’envahissait.
Lorsqu’elle s’affaiblit au point de garder le lit, on crut à un rhume, au pire une grippe. On se borna à lui administrer un lait chaud enrichi d’un jaune d’œuf, on lui prescrivit aussi quelques écorces des montagnes qui stimulaient les forces. On se rassura en affichant un bel – et lâche – optimisme.
Un matin, à son teint verdâtre, à sa fièvre, nous soupçonnâmes qu’une septicémie la dévorait.
On décida que j’irais travailler pendant que mes sœurs chercheraient un médecin et que ma mère toquerait chez les voisins pour réunir l’argent des soins. Hélas, à la fin du jour, elle n’avait constitué qu’un pécule grotesque et mes sœurs n’avaient pas déniché un seul médecin qui exerçât encore : pendant le chaos d’après-guerre, les quelques praticiens privés qui subsistaient à Bagdad avaient émigré en Jordanie, au Liban ou en Syrie. On n’avait repéré qu’une seule adresse, celle du docteur Ben Saïd, dans les beaux quartiers, mais il fallait d’abord déposer une caution de cinquante dollars au concierge, condition autorisant à pénétrer dans son cabinet. Impossible pour une famille pauvre.
— Je m’en occuperai moi-même, déclarai-je à mon retour, le soir, excédé, en découvrant la situation.
J’enveloppai Salma dans une couverture, la serrai contre ma poitrine et partis dans les rues de Bagdad à la recherche d’un hôpital ouvert.
J’en trouvai plusieurs béants, car vides, désaffectés. Je parvins enfin à un dispensaire en activité où deux jeunes médecins me reçurent. Ils pâlirent en auscultant Salma.
— Son état est alarmant, monsieur, me dirent-ils avec humanité, il faut l’hospitaliser au plus vite. Ici, nous n’avons plus de lits ni de médicaments. Allez du côté américain. C’est la seule solution. Vous ne devez ni hésiter ni perdre une seconde.
Ils m’expliquèrent où me rendre. C’était à plusieurs kilomètres. Si j’y allais à pied, je marcherais plusieurs heures ; si j’y allais en voiture, je n’aurais plus d’argent après avoir payé la course.
Je risquai le tout pour le tout : je hélai un taxi et m’y vautrai, Salma tremblant contre moi. Le véhicule brinquebalant gronda dans les avenues désertes et s’arrêta à cent mètres de l’emplacement.
— Stop, moi je ne vais pas plus loin, avertit le chauffeur. Les Américains ont peur des Arabes et de chaque véhicule qui rôde. Ne comptez pas sur moi. Ils ont la gâchette bien trop nerveuse.
Je descendis, m’avançai vers le barrage, accablé – j’avais dormi trois heures la nuit précédente, travaillé quatorze heures de suite, et j’étais mortellement inquiet pour Salma.
En progressant, je songeai à mon père. Surtout, ne pas me comporter comme lui. Ne pas les effaroucher, ne pas aller trop vite, ne pas esquisser de gestes brusques, ne pas parler arabe.
Lorsque j’accédai à cent mètres des barrières, les soldats dirigèrent un projecteur sur moi, braillèrent quelque chose entre eux, m’ordonnèrent de rebrousser chemin.
Je m’arrêtai.
Pour me convaincre, quatre hommes surgirent, saisirent leurs armes, et me répétèrent de partir.
— Je ne vous veux pas de mal. Je suis venu avec une enfant parce que j’ai besoin de vous. Je veux la présenter à vos médecins. Ce sont les gens du dispensaire qui m’ont envoyé ici. Je vous en prie : c’est une question de vie ou de mort.
Profitant de ma formation universitaire, j’avais utilisé mon plus bel anglais, sachant que je les surprendrais par ma maîtrise de la syntaxe et de la prononciation.
Au lieu de les calmer, cette perfection les inquiéta. Ils se regardèrent, sceptiques, puis me dévisagèrent comme un individu louche.