— Fils, je devine ce que tu penses, or tu te trompes. Tu n’es pas mort. Je t’en supplie, pince-toi.
Je me pinçai avec force. Quoique la peau endolorie me brûlât, je doutais encore.
— On peut se pincer en rêve, non ? Alors pourquoi pas dans la mort ?
— Fils, tu n’es pas mort !
Je supposai alors que j’avais atteint la limite du réel, là où gisait la frontière entre le monde visible et le monde invisible. Sur cette plage du Nord, je venais de franchir le seuil qui séparait les vivants des défunts.
— Est-ce cela ? Suis-je en train d’entrer dans ton univers, Papa ?
— Au royaume des trépassés ?
— Oui, j’aurais trouvé le passage secret qui conduit chez vous ?
— Non.
— Comment se fait-il que je la voie ?
— La vois-tu comme tu me vois, moi ?
— Non. Tu es moins précis. Plus fuyant. Vaporeux. Elle a l’air solide.
— Alors, sois logique, fils : si tu la vois comme tu vois ce galet, avec une consistance identique, c’est qu’elle déambule dans le même univers que toi. Saad, si tu la vois, c’est qu’elle est en vie. Chair de ma chair, sang de mon sang, dépêche-toi avant qu’elle ne s’évapore. Magne-toi le cul ! Fonce !
À toutes jambes, je courus vers Leila. À chaque instant, je m’attendais à ce que sa silhouette se modifie, persuadé que j’étais abusé par une étonnante similitude ; l’inconnue vers laquelle je galopais allait bientôt cesser de paraître Leila pour s’incarner en étrangère, un détail allait me révéler ma méprise. Lorsque je fus à quelques mètres, la femme, surprise, se tourna vers moi, son visage fit face au mien. Là encore je reconnus Leila. J’avançai. Durant les quelques secondes qui me permirent de m’approcher, je présumai encore que ses traits, ses yeux, sa bouche, allaient se fondre en ceux d’une autre. Enfin, lorsque je me tins à quelques centimètres d’elle, je ne reçus toujours pas de démenti.
Je ne parvenais pas à le croire : j’affrontais le parfait sosie de Leila, un sosie d’une conformité fulgurante qui me fixait avec effroi, les sourcils en circonflexe.
L’inconnue avait peur de cet homme qui avait déboulé sur elle.
Puis l’inconnue murmura dans un souffle, intriguée, incertaine :
— Saad ?…
Et je sus alors que l’inconnue était bien Leila.
Nos bras s’agrippèrent, nos bouches se cherchèrent et, en pleurant à chaudes larmes, nous nous sommes embrassés à ne plus pouvoir respirer.
Quelques heures plus tard, l’ahurissement de la rencontre disparu, Leila m’apprit ce qui lui était arrivé.
Ainsi que ses parents, elle avait échappé à l’explosion où chacun l’avait donnée pour morte : en réalité, Leila, sa mère, son père visitaient une tante au moment de l’attentat. Son père avait décidé d’accréditer leur disparition et d’en profiter pour fuir à l’étranger, d’autant qu’ils pleuraient alors tous les trois la mort des quatre frères. Songeant à moi, à nous deux, à notre avenir, Leila avait protesté, refusé. Cependant, en ces heures de trouble et de douleur, son père ne lui laissa pas le temps de négocier. La nuit même, ils partaient en taxi pour la Syrie. Dans les jours suivants, ils atteignirent Beyrouth et multiplièrent les démarches.
À ce moment-là, Leila avait contacté son cousin Amin à Bagdad pour qu’il me prévienne qu’elle était en vie.
— Ne t’a-t-il pas joint ? Je n’ai jamais eu de nouvelles.
Je me souvins d’Amin m’attendant dans ma rue le soir où je revenais, surexcité comme un requin qui a reniflé le sang, de mon stage chez les islamistes… Penaud, comprenant soudain la scène, j’expliquai en quelques mots à Leila qu’Amin avait bien essayé de s’acquitter de sa tâche mais que mon discours avait dû l’effrayer et qu’il avait sans doute préféré ne rien me dire, premièrement parce que je ne le méritais pas, secondement pour ne pas mettre sa cousine en danger.