— Pardon ?
— C’est bizarre. Pourquoi votre carte indique-t-elle « Docteur Circé » si vous n’êtes pas médecin ?
Elle sourit, soulagée.
— Je suis docteur en sociologie. À l’université, j’ai soutenu une thèse, un long mémoire de recherche comptant plus de trois cents pages, qui m’autorise à porter ce titre.
Mes épaules rentrèrent dans mon torse qui se tassa sur la chaise tant j’avais honte de moi. Comment moi, un étudiant en droit, pouvais-je montrer une telle naïveté ? Ma niaiserie étalait mon malaise. Calme-toi, Saad, et rassemble tes esprits !
— Où était-ce ?
— Aux États-Unis. Columbia University.
— Pourtant, vous n’êtes pas américaine ?
— Je crois que nous ne sommes pas là pour disserter sur moi.
Je me tus. De nouveau, je me sentais fautif.
Après un soupir, elle eut un geste d’ennui, prit le temps de réfléchir et me considéra.
— Monsieur Saad Saad, vous voudriez obtenir le statut de réfugié politique ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— N’avez-vous pas écouté pendant une heure ?
— Pourquoi demandez-vous ce statut maintenant ?
— Pardon ?
— Il fallait le faire du temps de Saddam Hussein.
— Excusez-moi, j'étais un peu jeune alors, et pas encore résolu à fuir mon pays.
Elle dodelina de la tête, glissa d’un ton sec :
— Dommage.
— Quoi ? Vous n’allez pas transmettre mon dossier ?
— Si.
— Tel qu’il est ?
— Tel qu’il est. Mais je sais la suite qu’on lui donnera : négative.
— Pardon ?
— Monsieur Saad Saad, je préfère être franche avec vous : vous ne recevrez sans doute pas le statut de réfugié.
— Pourquoi ?
— Parce que l’Irak a été libéré par les États-Unis d’Amérique. Parce que l’Irak est un pays libre aujourd’hui. Parce que l’Irak roule vers la démocratie. Il n’y a donc plus de problème.
Je demeurai terrassé. Inutile d’échanger davantage, je comprenais maintenant mon intuition initiale : Circé ne voulait pas entendre ce que je lui disais ! Elle ne l’avait noté que du bout des doigts, avec défiance, regret ; et ceux qui étudieraient son rapport se comporteraient pareillement, lisant du bout des yeux, avec défiance, regret. Comme elle, ils adoreraient le début et détesteraient la fin. À leurs yeux, les Occidentaux avaient libéré l’Irak du joug de son dictateur, ils condamnaient le désordre consécutif, ne s’en estimaient pas responsables et jugeaient même que c’était notre faute, à nous, les Irakiens, qui ne savions pas nous servir de la liberté qu’ils nous avaient offerte, à nous, les Arabes, les excessifs, les sauvages, les divisés, davantage coupables qu’eux. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ?
Pour ne pas éclater en colère, je m’absorbai dans la contemplation de ma cheville gauche et songeai à mon père.
— Combien ai-je de chances ?
— Quasi aucune. Une sur dix mille.
— Je la prends ! Une chance sur un million, je la prends.
— Comprenez bien, monsieur Saad, qu’en termes administratifs, la procédure technique est engagée ; mais je pressens la réponse et je veux vous éviter une déception dans une vie déjà marquée par le malheur. C’est par humanité que je vous préviens.