Nous entrâmes dans la plus proche clairière de croix blanches. L’ensemble avait un aspect coquet, symétrique, ordonné, qui dégageait une puissante harmonie. Oui, ici, davantage que ne l’exprimait la formule consacrée, les morts reposaient en paix, j’en eus le sentiment précis. Ordre et régularité affirmaient l’égalité dans la mort. Aucun homme ne valait davantage en ce cimetière militaire, aucune tête ne dépassait, pas de plus fort, pas de plus riche, pas de plus gradé.

— Dans cette région, m’expliqua Schoelcher, vingt-six millions d’obus sont tombés entre 1914 et 1918 pendant la Première Guerre mondiale. Soit six obus au mètre carré. Ce déluge de fer et de feu a provoqué sept cent mille morts. Et je ne compte pas les villages détruits, jamais reconstruits, les munitions non explosées qui polluent encore le sol. La plupart des hommes enterrés ici étaient jeunes, vifs, pleins de force, je ne peux m’empêcher de penser aujourd’hui que c’est pour cette raison que l’herbe est si verte, comme si le végétal puisait sa vigueur dans les corps robustes qui se trouvent en dessous.

Je contemplai l’armée de croix, bien alignées, debout, propres, en tenue réglementaire, et songeai que les soldats, même défunts, se tenaient pour l’éternité au garde-à-vous.

Schoelcher reprit d’une voix profonde :

— J’habite un village d’une seule âme, la mienne, mais je ne m’y sens pas seul car ils sont tous là, autour de moi, des êtres qui ont été lestes, bruyants, costauds, courageux. Écoutez, Saad, écoutez bien ce silence, vous y puiserez une nouvelle puissance.

— Pourquoi Max vous a-t-il décrit comme « le maire des morts » ?

— C’est ce que je suis. Ici, dans le canton de Charny-sur-Meuse, il y avait avant la guerre environ trois mille résidents, paysans pour la plupart, qui occupaient neuf villages. Contraints à l’exode dès début de la bataille, ils ne revinrent jamais. Dès 1919, une loi dota chacun des neuf villages morts pour la France d’une commission municipale et d’un président dont les pouvoirs s’apparentent à ceux d’un maire. S’ensuivit alors l’érection d’une chapelle, d’un monument aux morts où sont inscrits les noms des enfants tombés pour la patrie. Je me consacre à ces disparus.

— Ils sont contents ?

— Ils ne se plaignent pas.

— Comment vous ont-ils choisi ?

— J’ai été élu maire à l’issue d’une élection fantôme. Car mon village ne comprend aucun électeur vivant. Dans ma commune, le registre d’état civil que je tiens n’a pas consigné un nouveau-né depuis cent ans.

— Comment font les morts pour voter ?

— Le préfet de la Meuse me nomme au moment des scrutins municipaux.

Le docteur Schoelcher plissa des paupières rêveuses en contemplant les hectares de croix qui surmontaient les milliers de morts.

— J’entretiens leur jeunesse. Je fais en sorte qu’ils demeurent de jeunes morts pour l’éternité. Imaginez que leurs sépultures sombrent dans la décrépitude, voire s’effondrent : ils seraient humiliés, on les oublierait, ma négligence aurait rendu leur sacrifice inutile. Le reste du temps, je soigne les vivants à l’hôpital le plus proche.

Soudain, il déchiffra mon visage avec attention, sympathie.

— Alors, mon jeune ami, je dois vous emmener dans le Nord pour attraper un bateau en direction de l’Angleterre ?

— Je vous en serais reconnaissant, monsieur.

— Je vais m’organiser pour vous emmener bientôt.

— Êtes-vous optimiste ?

— Pour vous, oui. Pour l’avenir du monde, non. Le problème des hommes, c’est qu’ils ne savent s’entendre entre eux que ligués contre d’autres. C’est l’ennemi qui les unit. En apparence, on peut croire que le ciment joignant les membres d’un groupe, c’est une langue commune, une culture commune, une histoire commune, des valeurs partagées ; en fait, aucun liant positif n’est assez fort pour souder les hommes ; ce qui est nécessaire pour les rapprocher, c’est un ennemi commun. Regardez ici, autour de nous. Au XIXe siècle, on invente les nations, l’ennemi devient la nation étrangère, résultat : la guerre des nations. Après plusieurs guerres et des millions de morts, au XXe siècle, on décide d’en finir avec les nations, résultat : on crée l’Europe. Mais pour que l’Union existe, pour qu’on se rende compte qu’elle existe, certains ne doivent pas avoir le droit d’y venir. Voilà, le jeu est aussi bête que cela : il faut toujours qu’il y ait des exclus.

Ulysse from Bagdad
chapter.xhtml
chapter1.xhtml
chapter2.xhtml
chapter3.xhtml
chapter4.xhtml
chapter5.xhtml
chapter6.xhtml
chapter7.xhtml
chapter8.xhtml
chapter9.xhtml
chapter10.xhtml
chapter11.xhtml
chapter12.xhtml
chapter13.xhtml
chapter14.xhtml
chapter15.xhtml
chapter16.xhtml
chapter17.xhtml
chapter18.xhtml
chapter19.xhtml
chapter20.xhtml
chapter21.xhtml
chapter22.xhtml
chapter23.xhtml
chapter24.xhtml
chapter25.xhtml
chapter26.xhtml
chapter27.xhtml
chapter28.xhtml
chapter29.xhtml
chapter30.xhtml
chapter31.xhtml
chapter32.xhtml
chapter33.xhtml
chapter34.xhtml
chapter35.xhtml
chapter36.xhtml
chapter37.xhtml
chapter38.xhtml
chapter39.xhtml
chapter40.xhtml
chapter41.xhtml
chapter42.xhtml
chapter43.xhtml
chapter44.xhtml
chapter45.xhtml
chapter46.xhtml
chapter47.xhtml
chapter48.xhtml
chapter49.xhtml
chapter50.xhtml
chapter51.xhtml
chapter52.xhtml
chapter53.xhtml
chapter54.xhtml
chapter55.xhtml
chapter56.xhtml
chapter57.xhtml
chapter58.xhtml
chapter59.xhtml
chapter60.xhtml
chapter61.xhtml
chapter62.xhtml
chapter63.xhtml
chapter64.xhtml
chapter65.xhtml
chapter66.xhtml
chapter67.xhtml
chapter68.xhtml
chapter69.xhtml
chapter70.xhtml
chapter71.xhtml
chapter72.xhtml
chapter73.xhtml
chapter74.xhtml
chapter75.xhtml
chapter76.xhtml
chapter77.xhtml
chapter78.xhtml
chapter79.xhtml
chapter80.xhtml
chapter81.xhtml
chapter82.xhtml
chapter83.xhtml
chapter84.xhtml
chapter85.xhtml
chapter86.xhtml
chapter87.xhtml
chapter88.xhtml
chapter89.xhtml
chapter90.xhtml
chapter91.xhtml
chapter92.xhtml
chapter93.xhtml
chapter94.xhtml
chapter95.xhtml
chapter96.xhtml
chapter97.xhtml
chapter98.xhtml
chapter99.xhtml
chapter100.xhtml
chapter101.xhtml
chapter102.xhtml
chapter103.xhtml
chapter104.xhtml
chapter105.xhtml
chapter106.xhtml
chapter107.xhtml
chapter108.xhtml
chapter109.xhtml
chapter110.xhtml
chapter111.xhtml
chapter112.xhtml
chapter113.xhtml
chapter114.xhtml
chapter115.xhtml
chapter116.xhtml