Après plusieurs jurons et une prière, le marin enclencha le moteur tandis que Hatim et Habib larguaient les amarres. Un parfum aigre d’essence envahit l’air salé.
Le bâtiment se mit à tanguer, hésiter, ballotter d’un flanc sur l’autre. En crachotant, soufflant, râlant, il avança, par à-coups, et s’éloigna des quais. Il se dandinait avec lenteur. J’avais l’impression que, plus faible qu’une coquille de noix, il n’arriverait pas à fendre les vaguelettes qui clapotaient dans le port ; cependant j’étais rassuré sur mon propre compte car je ne souffrais pas trop d’avoir quitté la terre.
Puis le moteur ronfla, le bateau prit de la vitesse, les balancements de la coque devinrent plus lents, plus longs, insidieux, je me sentis soulevé vers le ciel ; pendant une seconde, cela me sembla grisant, je me crus à la proue d’un vaisseau colossal, telle une sculpture glorieuse et fière qui toise les océans de haut, je n’avais plus peur, j’allais conquérir le monde quand, soudain, mon cœur bondit de ma poitrine jusqu’à mes lèvres.
Je m’effondrai au sol, hoquetai, dégorgeai de la bile. Mes membres ne répondirent plus. J’étais figé. Le plomb de la paralysie avait coulé sur moi.
— Mon Dieu, faites-moi mourir ! Tout de suite, mon Dieu. Tout de suite !
À ce moment-là, une main m’agrippa l’épaule et m’obligea à me retourner ; j’aperçus la face hilare de Habib qui, en gloussant, me proposa de l’opium.
Sans hésiter, j’acceptai d’un mouvement de paupières.
Il me tendit sa pipe. Je la biberonnai avec ardeur et sentis que, rapidement, je m’allégeais.
À la quinzième bouffée, la nacelle, à l’unisson de mon nouveau bien-être, se souleva au-dessus des eaux, tendit sa voilure, et se hissa vers les étoiles, piquant droit sur la lune.
Nous volions.
Habib riait.
Nous avions renié l’horrible océan pour flotter sur les deux. Notre nacelle ne tanguait plus.
Lorsque nous eûmes atteint l’altitude d’un petit nuage solitaire, dodu, qui paressait en l’air, celui-ci, surpris, frémit en nous voyant, serra les fesses de peur, et s’enfuit, plus vif qu’un goujon.
Hatim cria « Man, oh man », mais le nuage ne se retourna pas.
Peu après, la lune se pencha vers moi, m’adressa un sourire tendre, ses yeux me rappelant ceux de ma mère et sa bouche celle de Leila. Je crois que la lune tenta même de m’embrasser lorsqu’un coup de vent, repoussant notre équipage, l’en empêcha.
De la suite, je ne me souviens pas…