Après quelques jours de combats, les chars américains envahirent la capitale où régnait un sentiment de débâcle. La plupart des Bagdadis se considéraient déjà vaincus ; même ceux qui se réjouissaient de la destitution de Saddam estimaient humiliant de ne pas en être venus seuls à bout, d’avoir eu besoin de ces Américains haïs ; de plus, les pertes humaines devenaient lourdes.
Cependant les promesses américaines affluaient, autant que les provisions, la foule avait envie d’oublier, de se réjouir, si bien que le jour où, place Ferdaous, on renversa la statue de Saddam Hussein, nous étions nombreux à pleurer et hurler sincèrement de joie.
Avec ces trente tonnes de bronze qui chutaient à terre, c’étaient trente années de plomb qui mordaient la poussière. La tyrannie s’achevait. Mes camarades et moi, nous allions avoir droit à un avenir libre, démocratique, sans arbitraire. Mon cœur sautillait dans ma poitrine. J’ai crié à en perdre la voix, j’ai hurlé tous les slogans proposés à nos gosiers jeunes, enthousiastes. Malgré la présence excessive des marines et des journalistes étrangers, nous fraternisions. Oh, que j’avais hâte de rejoindre Leila pour lui raconter l’événement !
À huit heures du soir, après avoir embrassé plus de personnes qu’en une vie, les paumes en sang d’avoir donné tant de coups de massue à l’effigie du despote, pleurant de bonheur sur plusieurs épaules inconnues, je quittai cette euphorie à regret et me dirigeai vers le quartier de Leila.
En m’approchant de sa rue, je compris de suite ce qui s’était passé.
Au lieu de son immeuble, béait un espace vide, encombré de poussière et de fumée noire. Le bâtiment avait été atteint par un tir de roquette. Il n’en subsistait que des pierres éparses, des blocs de ciment au papier peint décollé, du plâtre en poudre et des poutrelles tordues qui tendaient leurs bras torturés vers le ciel.
— Leila !
Je me précipitai sur les gravats et hurlai son nom avec le peu de voix qui me restait.
— Leila !
En me déchirant la gorge, je fonçai vers les badauds, je parcourus les boutiques voisines, j’entrai dans les immeubles attenants.
— Leila !
Je ne la trouvai nulle part.
Saisi de panique, je revins sur les ruines et arrachai sa pelle aux mains d’un sauveteur.
— Leila !
Une voix retentit dans mon dos :
— Leila est morte, monsieur.
En me retournant, je reconnus le gardien rachitique, à la moustache poivre et sel, qui, cent fois, m’avait vu raccompagner Leila chez elle.
— Ibrahim ?
— Oui, monsieur Saad. J’étais au café d’en face lorsque tout est arrivé. Comme vous le savez, Leila et ses parents habitaient au troisième étage. C’est là que la roquette a percuté, c’est le niveau qui s’est enflammé et qui, le premier, a cédé.
— Vous… vous en êtes sûr ?
— Je suis désolé, monsieur, désolé.
Il baissa la tête, brisé de chagrin.