Quelqu’un me caressait les joues.
D’abord, j’entendis la voix, douce, féminine quoique sombre, presque caverneuse, qui prononçait des mots italiens comme si elle égrenait un collier de perles baroques. Le timbre, par son velouté, sa soie fruitée, évoquait une pêche mûre.
Ensuite, je me concentrai sur la main qui effleurait ma peau dans le visage ou le cou, de longs doigts attentifs, lisses, sensibles.
Puis mes narines détectèrent un parfum, une odeur de blé tiède, une odeur de teint pâle et de longs cheveux blonds.
J’ouvris les paupières et vis une femme à la crinière d’or qui me souriait d’une bouche parfaite, le rose délicat des lèvres entourant le blanc pur des dents.
Elle m’adressa des phrases en italien, puis dans une autre langue, enfin elle risqua l’anglais.
— Bonjour, comment vous sentez-vous ?
— Faible.
— Que vous est-il arrivé ?
Soutenir mon récit me parut si long, si éprouvant que je me contentai de soupirer en détournant la tête. Mieux valait cacher l’émotion qui m’envahissait.
Elle insista :
— Vous êtes-vous perdu en nageant ? Veniez-vous d’une autre crique ? D’un canoë ? D’une barque ? Avez-vous eu un malaise ? Où sont vos vêtements ?
Cette dernière phrase frappa mon attention. Je relevai la tête en contractant ma nuque endolorie et découvris la situation : j’étais nu comme un ver !
Aussitôt, je poussai un gémissement et roulai sur le ventre. Hors de question que je me comporte de façon impudique devant une femme, surtout cette femme superbe.
Elle rit et glissa, joyeuse, afin de me mettre à l’aise :
— Ne soyez pas gêné. Je suis habituée aux plages naturistes.
Vite ! Il n’y avait pas une minute à perdre. Avant que les malentendus ne s’installent, je devais lui expliquer mon aventure.
Tournant la tête vers elle, je commençai à narrer le voyage de Malte en Sicile, le temps qui se gâte, la tempête, le naufrage. Au début, je sentis qu’elle ne me croyait guère mais, lorsque j’entamai l’épisode du bateau fonçant vers les deux phares, elle marqua une curiosité soudaine, et, sitôt mes ultimes mots prononcés, saisit son téléphone portable et joignit plusieurs personnes auxquelles, me sembla-t-il, elle donna des informations sinon des ordres sur un ton ferme, d’un débit rapide, dans un crépitement de consonnes.
Vittoria – tel était son nom – déclencha à cet instant – je le compris plus tard – le plan de sauvetage : des villageois prirent leur bateau pour repêcher d’éventuels survivants, les enfants quittèrent l’école pour battre la côte, ses amis préparèrent des chambres à l’intention des rescapés. Quelques heures plus tard, les secours officiels – gendarmes, gardes-côtes, police des douanes – entrèrent à leur tour dans la danse. Entre-temps, trois hommes, un enfant, deux femmes avaient déjà été repêchés et nourris.
Sur le moment, je ne sus pas démêler ce que Vittoria accomplissait par humanité ou pour moi seul car je ne songeais qu’à me reposer en attendant des nouvelles de Boub.
Elle me tendit une serviette de plage, me soutint jusqu’à sa voiture en haut du chemin, et m’emmena à travers les lacets d’une route ombrée jusqu’à un petit village où elle occupait un appartement, au-dessus de l’école dont elle était l’unique et jeune institutrice.
Après quelques heures de sommeil, la revoir sur la terrasse fleurie en train de m’offrir un jus de fruits me procura un éblouissement. Si les cheveux de certaines personnes donnent l’impression d’avoir poussé un à un, les siens semblaient avoir jailli par mèches tant ils coulaient avec force, santé, abondance. Ses yeux couleur de châtaigne, tantôt bruns, tantôt verdissant au soleil, me contemplaient avec une bienveillance proche de la tendresse. Malgré l’illumination du sourire, il y avait dans ce visage une retenue fondamentale, une réserve que manifestaient le menton effacé, le léger pli sous la bouche, les lèvres plus fines qu’épanouies, jamais relevées, jamais naïves, plutôt volontaires. Vittoria était si grande qu’on avait toujours le sentiment que ses hautes jambes allaient distancer son ombre. Élancée, portant sur sa poitrine étroite des indications de seins plus que des mamelles, cette beauté éclatante avait quelque chose d’adolescent, d’androgyne, à l’orée des sexes, et seule la grâce exquise de ses gestes me convainquait que je n’avais pas affaire à un ange blond, doré, évanescent, mais à une femme, c’est-à-dire un ange inachevé.