L’ogre hurla.
J’enfonçai de toutes mes forces.
Il hurlait.
Le sang jaillit, aussi puissant que son cri.
J’enfonçai et laissai la pointe se maintenir seule au milieu de l’œil éventré.
Abruti de douleur, l’ogre tomba à terre. J’ouvris la porte et me mis à courir.
La suite me donna l’impression de se dérouler en quelques secondes…
Rencontrant très peu d’obstacles, je fonçai hors de la citadelle. Un chemin de pierre, protégé par des bougainvilliers en fleur, descendait au port : je l’empruntai sans croiser quiconque. Au quai, par miracle, un bateau m’attendait. J’y sautai résolument et le capitaine donna l’ordre du départ.
Au sommet des remparts apparut alors l’ogre sanguinolent qui vociférait. Ameutant les soldats et les gardes, il dirigea les canons de La Valette sur mon navire.
Il y eut une explosion.
Je vis le boulet arriver sur moi, je me convainquis, en une seconde, que j’allais l’arrêter comme un ballon. Je tendis mes mains puis…
Le choc me tira du sommeil.
Autour de moi, la cellule reposait dans le calme de la nuit maltaise. L’Afghan ronflait sur sa couche, et Boub, à son habitude, dormait en sifflant du nez.
Je venais de faire un mauvais rêve.
M’approchant de la fenêtre, je contemplai la lune imperturbable.
Papa apparut à mes côtés et me regarda avec douceur, attendant mes confidences.
— Papa, crois-tu que les rêves ont un sens ?
— Bien sûr, fils. Les rêves ne nous apprennent pas ce qui va se passer mais ce qui se passe. Loin de nous indiquer l’avenir, ils nous révèlent le présent, avec une exactitude que ne possède aucune pensée. Tes rêves te préviennent de ce que tu es, surtout après une journée qui t’a brassé, fracassé, morcelé, contraint à des règles ou des devoirs. La vie éveillée nous ensevelit puisqu’elle nous disperse et nous socialise ; seul le rêve réveille ce que nous sommes.
— Tu es merveilleux, tu as une théorie sur tout.
— C’est le propre des intellectuels. S’ils ne disent pas toujours la vérité, ils disposent toujours d’une fiction. Donc, fils, tu as rêvé ?
— Oui.
— Quel est l'enseignement de ce rêve ?
Je me frottai la tête, songeant aux violences que mon esprit avait imaginées.
— Je ne sais pas.
— Attention, fils, tu ressasses ! « Je ne sais pas. » Tu m’inquiètes ! « Je ne sais pas. » Méfie-toi des mensonges qu’on répète, ils finissent par devenir réalité. À force de jouer les crétins, on le devient.
Détournant la tête, il rejoignit la toile d’araignée.
— As-tu remarqué que ma copine est morte ?
— L’araignée ?
— Oui. Morte.
Comme le puissant clair de lune envoyait une lumière grise, précise, quasi chirurgicale dans la cellule, je la cherchai des yeux parmi sa toile, puis sur le mur, puis au sol. En vain.
— Mais non, Papa, elle a déménagé.
— Elle est morte cet après-midi. Je peux même te révéler où se trouve son cadavre.
Il désigna sur le rebord de la fenêtre une forme sinueuse qui ressemblait à un poignard busqué, gainé de cuir bronze. L’animal aux yeux jaunes et bridés, inquiétant, scrutait, sous la lumière mercure tombant du ciel, le centre de rétention, ses bâtiments parallélépipédiques, sa cour, ses barbelés, ses murs, ses miradors, son portail gardé.