— Et le rester… Gloire à cette crotte de Fahd al-Hassad ! Et que Dieu ait pitié de lui.

Ces échanges de plaisanteries me permettaient de masquer mes vraies pensées : découvrant la mer pour la première fois, j’éprouvais une crainte puissante. Confierais-je mon sort à ces vagues ? Pourquoi n’apercevais-je pas l’Égypte de l’autre côté, à l’horizon ? Sur une carte, la distance semblait pourtant si ténue… Sinon dans une piscine, je n’avais jamais abandonné la fermeté du sol ; j’envisageais l’épreuve avec angoisse.

Il me fallut priver d’opium mes deux convoyeurs pendant une journée pour qu’ils mobilisent leurs esprits et se remémorent l’adresse du passeur censé nous embarquer avec notre fret vers la terre égyptienne.

Lorsque l’homme fut joint, un marin au long corps brun, couleur maquereau fumé, il nous donna rendez-vous pour le lundi suivant, à minuit.

Ce soir-là arrivé, je toisai les flots noirs, profonds, hostiles. « Voici mon tombeau, pensai-je en parcourant la dalle mouvante de marbre sombre qui s’étendait à l’infini. Dans quelques jours, je servirai de nourriture aux poissons. J’ai en trop mangé, c’est mon tour. »

Le marin s’approcha, souriant.

— Vous avez de la chance, nous aurons un temps de demoiselle…

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que même une demoiselle ne serait pas malade dans des conditions pareilles.

— Oh, les demoiselles, elles sont capables d’enfanter et d’accoucher, faut pas spéculer sur leur faiblesse ! Aucun homme ne supporterait ce qu’une femme endure… Porter un mouflet qui vous pèse sur la vessie pendant des mois, expulser d’entre ses jambes un paquet de quatre kilos qui vous brûle les entrailles, vous aimeriez ça, vous ? Avec le sang, les cris, les liquides douteux ? Eh ben elles, elles tiennent ! Pis, elles recommencent ! Alors temps de demoiselle, merci… Avez-vous déjà subi une césarienne ?

Surpris, il me dévisagea car il ne comprenait pas mes mots. À mes traits, il soupçonna que j’étais inquiet.

— Rassurez-vous, c’est une mer d’huile.

— Ah oui ? De l’huile bouillante, non ?

Je désignai le vent qui frisait les crêtes des vagues.

Il haussa les épaules, appela Hatim et Habib à la rescousse, et les trois entreprirent de charger la voiture sur le pont du bateau.

Pendant cette opération, je ne pouvais détacher mes yeux des flots. Rien qu’à regarder la surface dansante, instable, de l’eau, j’éprouvais un malaise.

Découragé, je m’assis en tailleur pour me masser les chevilles. Un raclement de gorge discret, puis un second, plus affirmé quoique encore timide, me signalèrent la présence de Papa derrière moi, debout sur le ponton.

— À plus tard, fils, je te retrouve de l’autre côté.

— Non !

— Un Irakien sur un bateau, c’est aussi incongru qu’une poule chez le dentiste ou un Écossais à une fête de charité.

— Accompagne-moi, s’il te plaît.

— Je n’ai pas le pied marin. J’ai peur de prendre le relais de ces deux abrutis, Hatim et Habib, qui dégueulent autour de nous depuis quinze jours.

— Mais, Papa, tu ne vomiras pas : tu es mort.

— Être mort n’empêche pas d’avoir de mauvais souvenirs. Au contraire, ça rend prisonnier des mauvais souvenirs. Tu ne me feras jamais monter sur un rafiot, point à la ligne. Rendez-vous de l’autre côté. J’irai en Égypte par mes propres moyens.

Il disparut promptement, échappant à mon emprise.

— On embarque ! cria l’escogriffe à la peau rissolée.

Quatre mains m’arrachèrent à ma prostration et me jetèrent sur le pont.

Ulysse from Bagdad
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