Car, hormis une grappe de pacifistes et quelques mères qui craignaient pour leurs fils, tout le monde souhaitait la guerre.
Après dix ans d’embargo, le Bagdad de mes vingt ans ne ressemblait plus au Bagdad de mon enfance. S’il y avait toujours de larges avenues, elles demeuraient désertes ; y circulaient parfois de vieux taxis, aux toits surchargés de matelas et de sacs, qui rapportaient de Jordanie les denrées introuvables ici ; en dehors de quelques ruines, les rares voitures dignes de ce nom qui s’aventuraient en ville, blindées, intouchables, appartenaient aux hiérarques du régime. Les hôpitaux, ancienne fierté de l’Irak, évoquaient des paquebots échoués, ascenseurs rouillés, matériel usagé, salles malpropres, pharmacies vides, personnel fantôme. Partout il devenait difficile de travailler puisque non seulement l’électricité était coupée huit heures par jour mais la dévaluation de la monnaie avait aplati les salaires au point de les rendre insignifiants. Au détour d’une rue, nous surprenions nos professeurs d’université occupés à vendre des sodas, des paquets de biscuits ; nos parents avaient soldé ce qu’ils possédaient de précieux, bijoux, peintures, bibelots, livres ; après les meubles du salon, certains s’attaquaient aux éviers, aux fenêtres, aux portes, qu’ils liquidaient ; nous habitions des maisons froides, sombres, nues. Ma mère n’utilisait pas l’eau du robinet, souillée par des canalisations hors d’usage, sans la filtrer et la faire bouillir ; du reste, elle employait peu de son temps à cuisiner, faute de denrées ; en revanche, elle et mes sœurs dépensaient la journée à mettre la main sur un navet, une salade peu fournie, ou une maigre cuisse que nous proclamions « d’agneau », sans certitude qu’elle ne fut pas de chat ou de chien. À cause de la chasse aux rats ou à l’animal domestique, traverser notre quartier devenait une épreuve pour le nez, tant chaque recoin regorgeait de cadavres évidés, carcasses abandonnées à la pourriture, charognes qui ajoutaient leur pointe de décomposition à l’odeur vague, générale, des égouts saturés et des stations d’épuration obsolètes.
« Que les Américains lâchent des bombes ! Ça ne peut pas être pire, on n’a plus rien à perdre ! » marmonnait-on. Qu’on fut partisan de Saddam ou opposant, que l’Irak achève les combats victorieux ou vaincu, on s’accordait à penser que seule la guerre mettrait fin à l’embargo.
Au-delà, les avis divergeaient.
Comment en aurait-il été autrement ? Nous étions différents.
Plus grave encore : chacun de nous portait en lui plusieurs êtres différents.
Qui étais-je moi-même ? Irakien ? Arabe ? Musulman ? Démocrate ? Fils ? Futur père ? Épris de justice et de liberté ? Étudiant ? Autonome ? Amoureux ? Tout cela ; pourtant tout cela résonnait mal ensemble. Un homme peut rendre plusieurs sons selon qu’il laisse parler telle ou telle voix en lui. Laquelle devais-je privilégier ? Si je me considérais d’abord comme irakien, alors je devais nous défendre contre l’envahisseur américain et devenir solidaire de Saddam. Si je me regardais en démocrate, autant m’allier avec les Yankees et renverser le potentat. Si je me situais en musulman, je ne supportais ni les mots, ni le style, ni la croisade du chrétien Bush contre l’islam. Si je favorisais mes idéaux de justice et de liberté, je devais au contraire embrasser Bush pour mieux étrangler Saddam le satrape. Cependant l’Arabe en moi ne devait-il pas se méfier de l’Occidental sans scrupules qui lorgnait ma terre ou le jus noir de ma terre, le pétrole, en particulier de cet Occidental-là, l’Américain qui défendait Israël sans condition, y compris quand Israël violait ses engagements envers les Arabes de Palestine ? Sitôt que je m’exprimais, je constituais donc un orchestre à moi seul, mais un orchestre aux timbres et aux instruments discordants, un tintamarre.
Certes, à un instant précis, face à un interlocuteur concret, je savais me contenter d’un solo : ne retentissait alors plus qu’un seul Saad en moi, je me simplifiais, et privilégiais par exemple le Saad démocrate… Cependant si l’on avait enregistré pendant une journée mes solos successifs et qu’on les avait passés simultanément, on aurait entendu de nouveau le chaos, une symphonie dissonante, le vacarme dû au choc de mes identités.