15

Voilà, c’est fait. Dans une chambre à trois lits, où six hommes se relaient pour dormir tour à tour, je demeure à Soho, Londres, Angleterre. J’ai un toit. Il se situe même à vingt centimètres de mon visage, juste derrière le papier peint qui se décolle, cette mansarde en soupente m’obligeant à surveiller mes gestes lorsque je m’allonge sur mon matelas, à vivre voûté, à ne risquer la position debout qu’au milieu de la pièce.

En buvant un thé froid au goût de vieux chrysanthème, je regarde le jour pointer par la lucarne. Il n’a pas plus envie de se lever que moi, le jour, il est las, courbatu, arthritique, maussade ; il se demande si cela vaut la peine d’éclairer les toits humides, noirs, cirés de pollution graisseuse ; il sait qu’en l’illuminant crûment, il enlèvera à Soho le charme nocturne que lui confèrent les néons incarnats, les enseignes pimpantes, les rideaux violets des sex-shops ; il va révéler la crasse, la suie, les fentes qui avouent la fatigue des murs, il va réveiller les odeurs de poubelles, exalter les vomis devant les pubs, vivifier le parfum âcre du bitume, répandre par les rues l’haleine fétide que les caves libéreront dès que les limonadiers ouvriront les trappes pour livrer leurs hectolitres de bière.

Je glisse hors de ma couchette, sans bruit pour ne pas déranger les Afghans, tâche de stationner le moins longtemps possible sur la moquette pluchée aux auréoles suspectes, enfile quelques vêtements, puis, la porte franchie, m’accroche à la rampe branlante pour descendre l’escalier dont chaque marche soupire sous mes pas. Pour sortir, il faut enfoncer un bouton qui beugle comme une chaise électrique et donner plusieurs coups d’épaules dans le battant.

Dehors, je débouche dans une rue si étroite qu’un athlète de bonne carrure n’y passerait pas de front. Le Londres où je m’incruste me déconcerte. Agatha Christie ne m’avait pas décrit ce genre d’endroit ; Dickens sans doute, mais je n’ai pas lu Dickens car Saddam Hussein ne l’avait pas proscrit.

Je gagne une borne de pierre où j’aime bien m’asseoir au réveil, en grignotant une barre de céréales, mon repas principal. Autour de moi, des putains de tous les âges et de toutes les races, maquillage ruiné, quittent leur lieu de travail pour plonger dans une rame de métro, des clochards entament leur jour de sommeil et de jeunes Japonais impeccables, aux pantalons repassés sur le pli, débouchent, guide en main, pour visiter la capitale britannique.

À cette heure-là, les restaurants ne sont pas encore ouverts ; comme une femme surprise sur sa toilette, ils offrent dans leurs vitrines tristes les ragoûts inventés par les hommes sur la planète, l’art d’accommoder les restes, cuisine de rebut, viande reconstituée des Grecs, curry des Indiens, assiettes mélangées des Turcs dont, en devanture, les photos multicolores ont tant vieilli que le vert l’emporte désormais sur les autres teintes, comme une moisissure sur un plat conservé trop longtemps au réfrigérateur. Seuls les Chinois présentent leurs mets avec un peu d’ardeur, mais tout semble faux, depuis les porcelets carmin dégorgeant au-dessus des comptoirs jusqu’à la reproduction des assiettes en résine à l’entrée, nouilles vernissées, brocolis vernissés, nems vernissés, canard vernissé, beignets de bananes vernissées.

— Alors, fils, c’est ça le Paradis ?

Papa m’affronte, assis sur la fontaine. Je lui souris.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Moi ? Tu veux l’avis de ton père ? Vraiment ?

— Oui.

— J’ai l’impression que tu n’as pas quitté le pays, fils, en tout cas que tu n’as pas quitté Babel. C’est Babel, ici, Babel des langues, Babel des cuisines, Babel des sexes même si, pour rester encore chez nous, on pourrait plutôt invoquer Sodome et Gomorrhe. As-tu remarqué que, dans ce quartier, alors que les mœurs les plus variées sont représentées, voire tarifiées, ce sont les invertis qui roulent des mécaniques tandis que les mâles normaux rasent les murs ?

Ulysse from Bagdad
chapter.xhtml
chapter1.xhtml
chapter2.xhtml
chapter3.xhtml
chapter4.xhtml
chapter5.xhtml
chapter6.xhtml
chapter7.xhtml
chapter8.xhtml
chapter9.xhtml
chapter10.xhtml
chapter11.xhtml
chapter12.xhtml
chapter13.xhtml
chapter14.xhtml
chapter15.xhtml
chapter16.xhtml
chapter17.xhtml
chapter18.xhtml
chapter19.xhtml
chapter20.xhtml
chapter21.xhtml
chapter22.xhtml
chapter23.xhtml
chapter24.xhtml
chapter25.xhtml
chapter26.xhtml
chapter27.xhtml
chapter28.xhtml
chapter29.xhtml
chapter30.xhtml
chapter31.xhtml
chapter32.xhtml
chapter33.xhtml
chapter34.xhtml
chapter35.xhtml
chapter36.xhtml
chapter37.xhtml
chapter38.xhtml
chapter39.xhtml
chapter40.xhtml
chapter41.xhtml
chapter42.xhtml
chapter43.xhtml
chapter44.xhtml
chapter45.xhtml
chapter46.xhtml
chapter47.xhtml
chapter48.xhtml
chapter49.xhtml
chapter50.xhtml
chapter51.xhtml
chapter52.xhtml
chapter53.xhtml
chapter54.xhtml
chapter55.xhtml
chapter56.xhtml
chapter57.xhtml
chapter58.xhtml
chapter59.xhtml
chapter60.xhtml
chapter61.xhtml
chapter62.xhtml
chapter63.xhtml
chapter64.xhtml
chapter65.xhtml
chapter66.xhtml
chapter67.xhtml
chapter68.xhtml
chapter69.xhtml
chapter70.xhtml
chapter71.xhtml
chapter72.xhtml
chapter73.xhtml
chapter74.xhtml
chapter75.xhtml
chapter76.xhtml
chapter77.xhtml
chapter78.xhtml
chapter79.xhtml
chapter80.xhtml
chapter81.xhtml
chapter82.xhtml
chapter83.xhtml
chapter84.xhtml
chapter85.xhtml
chapter86.xhtml
chapter87.xhtml
chapter88.xhtml
chapter89.xhtml
chapter90.xhtml
chapter91.xhtml
chapter92.xhtml
chapter93.xhtml
chapter94.xhtml
chapter95.xhtml
chapter96.xhtml
chapter97.xhtml
chapter98.xhtml
chapter99.xhtml
chapter100.xhtml
chapter101.xhtml
chapter102.xhtml
chapter103.xhtml
chapter104.xhtml
chapter105.xhtml
chapter106.xhtml
chapter107.xhtml
chapter108.xhtml
chapter109.xhtml
chapter110.xhtml
chapter111.xhtml
chapter112.xhtml
chapter113.xhtml
chapter114.xhtml
chapter115.xhtml
chapter116.xhtml