— Jamais, man, jamais !

— D’accord, fumez…

Avec une dextérité d’intoxiqués en manque, ils chargèrent leur pipe et commencèrent à tirer des bouffées.

— Ah, man, ah !

— Ouais…

— Ouais, man, ouais…

— Ouais !

Agacé, mon père haussait les épaules et leur tourna le dos, s’absorbant dans la contemplation du paysage, sable et rochers.

— Lamentable, comme dialogue ! Leur éloquence tient en des « ouais » et des man, monosyllabes et onomatopées sur lesquels ils tirent à répétition comme un singe secoue le cocotier. Ah, quelle triste époque… Regarde-les bien et écoute-les, fils, qu’au moins tu sois dégoûté. La déchéance, on la repère chez les autres, pas chez soi ; elle n’est laide qu’affichée sur la figure d’autrui. La drogue, si on l’expérimentait sur ses proches, on n’en prendrait jamais.

Pendant une semaine, le voyage continua ainsi, sur un rythme chaotique, accumulant interruptions volontaires – « il faut qu’on fume, man, qu’on fume » – et interruptions forcées – Habib et Hatim se vidangeaient par tous leurs orifices. Assidu, mon père était fasciné par les diarrhées et les vomissements.

— Extraordinaire, fils, extraordinaire, cette capacité du corps humain à se débarrasser de ce qui l’encombre. On regrette que ces deux-là ne puissent pas chier par les oreilles ; au moins, ils se purgeraient de leurs idées pourries.

— Papa, pour se vider la tête, encore faudrait-il qu’ils aient de la cervelle !

— Tu as raison, fils. Dieu est grand : il laisse de l’air entre les oreilles de ceux qui n’entendent pas.

Malgré leur état – ils avaient du mal à repérer les heures, les jours, parfois du mal à se tenir propres, leurs élucubrations devenaient de plus en plus nébuleuses –, Habib et Hatim surent toujours m’indiquer le chemin, se réveillant à temps, réflexe vital pour marchander leur plaisir, s’autoriser à retomber en extase hypnotique. Grâce à leurs astuces et à ma conduite infatigable, nous quittâmes l’Irak sans encombre, passâmes en Arabie Saoudite où, après plusieurs jours de désert, puis de montagnes, nous parvînmes au bord de la mer Rouge, non loin du golfe d’Aqaba.

— Te rends-tu compte, fils ? La mer Rouge ! Je ne pensais pas venir là de mon vivant.

— Au fond, tu avais raison !

Mon père rit un long moment, un rire profond, loin de l’étincelle qui l’avait provoqué, un de ces rires interminables qui veulent juste rendre sonore et palpable le bonheur.

— Admire, Saad : un ami m’avait prévenu que, lorsqu’on observe les flots de la mer Rouge, on les trouve plus bleus que les autres flots, d’un bleu soutenu, pur, essentiel, sans compromission.

— Tu as raison. À quoi est-ce dû ?

— Ce n’est pas un effet du réel, c’est une conséquence des mots. « Bleu comme une orange », suggérait Éluard, un écrivain français, car l’orange est l’opposé total du bleu, un rouge qui se mouille de jaune. Le bleu de la mer Rouge paraît d’autant plus bleu qu’on l’appelle rouge. Cela ne tient pas à la chimie des vagues ou de la lumière, mais à la chimie poétique.

Il se retourna et considéra Habib et Hatim, affalés, les yeux figés, quasi inconscients.

— Si ça continue, ils vont fumer tout le chargement.

— À mon avis, Fahd al-Hassad a prévu le coup. Je suis sûr qu’il a caché la réserve la plus importante ailleurs dans la voiture, sous un pare-chocs, à l’intérieur d’un fauteuil, et la part que ces deux imbéciles croient voler n’est au fond que la portion que Fahd leur a destinée. Il faut beaucoup de psychologie pour devenir un éminent malfaiteur.

Ulysse from Bagdad
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