À une occasion suivante, il s’approcha d’un boîtier métallique, pressa un bouton et soudain les haut-parleurs de la pièce ronronnèrent.
— Voici qui va vous aider à capturer vos souvenirs, cher monsieur. Des messages vont défiler en plusieurs langues, vous allez me dire lesquelles vous comprenez, voire ceux dont vous ne saisissez pas tous les mots.
Au milieu d’idiomes exotiques, je reconnus du turc, du persan, de l’hébreu mais je ne bronchai pas : inutile de signaler les voisins de mon pays. À l’arabe cependant, je levai le bras. Il appuya sur la touche « Pause ».
— Cette langue, je la connais, murmurai-je.
— L’arabe, vous êtes arabe ?
— Je comprends l’arabe car je l’ai appris.
— C’est votre langue maternelle.
— Je ne pense pas. Je me souviens qu’on me l’a inculquée, cette langue. Oui. Je sais mon Coran dans cette langue.
— En quelle langue priez-vous ?
— En arabe.
— Ah, vous parlez donc arabe !
— Mal. Mais je suis un bon musulman, j’ai étudié la langue du Prophète à l’école. D’ailleurs, ce que j’ai reçu à l’école, l’anglais, l’espagnol, un peu de russe, je m’en souviens. Ce sont les éléments personnels que j’ai oubliés.
Exaspéré, il remit la bande qui énumérait les idiomes.
Au bout d’une heure, je n’écoutais plus rien. Et je crois que lui non plus.
Je finis par demander :
— Combien de langues devons-nous écouter ?
— Quatre-vingt-cinq.
Un autre jour, pendant notre entretien, l’ogre prétexta l’obligation de me laisser seul une demi-heure ; en l’attendant, il me proposa de brancher la télévision. Comme j’acceptais avec plaisir, il m’assit en face d’un appareil, me fournit la télécommande et me promit son retour prochain.
Pour qui me prenait-il ? Me croyait-il si sot ? Je savais bien qu’il se tenait dans la pièce d’à côté et qu’il m’observait pour apprendre quelle langue je choisirais.
À dessein, je m’arrêtai sur les premiers programmes en anglais que je trouvai ; malgré l’ennui profond que j’en retirai, je restai en apparente extase devant une émission animalière et me retint d’aller chercher la chaîne de mon pays ou une quelconque chaîne arabe.
Peu après, les gardiens emménagèrent un troisième lit dans notre minuscule chambre, et un long trentenaire à la barbe interminable qui se prétendait afghan vint l’occuper.
Selon Boub et moi, c’était évidemment un espion. Sa présence eut pour effet de nous simplifier la vie ; nous bavardions peu, moins qu’auparavant, omettant de répondre aux questions, oubliant d’en poser. Nous commencions à nous glisser dans le monde des clandestins, un univers dont le ciment est la peur : personne ne se confie, tout le monde se méfie ; chacun se révèle suspect, celui qui porte un uniforme, celui qui n’en porte pas ; l’autre se réduit à deux fonctions, mouchard ou rival, pouvant soit me dénoncer, soit me voler ma place. Plus de pitié, plus de sympathie, plus d’entraide, chacun pour soi car Dieu réside à l’étranger !
À Malte, un seul individu, notre capitaine, connaissait nos origines ; mais de son silence, nous demeurions certains car il craignait lui-même à chaque instant qu’un ancien passager trahît la réalité de son commerce. Le passeur préférait fainéanter quelques mois dans ce centre, puis subir un renvoi en Libye, qu’être condamné pour contrebande d’humains, emprisonné plusieurs années.
— Tenons bon, Boub, tenons quelques semaines. D’après ce que je comprends, Malte va bientôt adhérer à la Communauté européenne. Tu imagines ? Avec un peu de chance, lorsqu’on nous relâchera du centre, nous serons alors sur le sol européen.