Le voyant si paniqué, je cessai de penser à moi, à mes appréhensions, et je m’attachai à le soulager.
— Pourquoi nager ? Je ne crois pas que tu aies besoin de te mettre à l’eau pour nous pousser. J’ai vu un moteur et ça sent furieusement le gasoil.
— Le gasoil ? Si on ne coule pas, on peut prendre feu !
— Oui, on pourrait même réussir les deux : griller d’abord, puis noyer nos cendres. Joli méchoui pour les poissons. Ça te va, comme programme ?
Le bateau démarra.
Cette nuit-là, je m’obligeai à me raisonner : ne pas vomir, ne pas perdre connaissance, m’occuper de Boub qui tremblait comme une feuille. À force de lui expliquer que la navigation se déroulait au mieux, que cette embarcation fonctionnait à merveille, je finis par m’en convaincre.
Bien sûr, pas question de dormir, car nous n’avions pas la place de tenir debout sans recevoir trois bras dans les côtes, encore moins celle de nous allonger.
À l’aube, je discernai mieux quel étrange convoi nous formions : beaucoup de Noirs – femmes, hommes, enfants –, pour la plupart des Bangladais, ainsi que quelques Égyptiens venant de Zagazig, au delta du Nil. Tous – ou presque – redoutaient la mer et l’eau. Tous souffraient déjà de soif et de faim. Et à mesure que le soleil gagnait le zénith, tous commencèrent à redouter la chaleur.
Indifférent aux cris, aux craintes, aux menaces, le marin fixait l’horizon et maintenait son rythme de croisière.
Au milieu de l’après-midi, une voix cria :
— Là-bas ! Là-bas ! Il y a quelqu’un.
Abandonnant son mutisme et sa rigidité, le marin demanda des précisions et se dirigea vers le point.
Nous distinguâmes sur les vagues un homme blessé, aux vêtements en lambeaux, agrippé à un filet pour pêcher le thon.
Il parvint à lever un bras faible.
— Il est vivant, criai-je. Il est encore vivant.
En réponse immédiate, le marin orienta le navire dans la direction opposée, reprenant son axe précédent. Il allait contourner l’homme, sans le repêcher.
Je protestai.
Le marin joua celui qui ne m’entendait pas puis, comme j’insistais, finit par me gueuler dessus :
— Tu la fermes, maintenant ! Je suis là pour vous amener à Lampedusa. Je n’ai pas le temps de jouer les sauveteurs.
— Mais les lois de la mer…
— Les lois de la mer, qu’est-ce que tu en sais, toi, l’irakien ? Si je vois un marin en mer, je le sauve. Mais on n’a encore jamais vu un marin pendu à un filet à thon. Le crétin que tu as vu, c’est un crétin comme toi, un crétin qui est tombé d’un bateau comme celui sur lequel tu es, un crétin qui a payé quelqu’un d'autre que moi pour l’emmener à Lampedusa. Moi, je ne suis pas responsable de lui, je n’en ai rien à foutre. Maintenant, si tu n’es pas content, tu plonges pour le rejoindre. D’accord ?
Boub glissa sa tête dans mon cou et me suggéra avec douceur :
— Je pense que tu es d’accord.
— Mais…
— Ne l’énerve pas davantage. S’il te plaît. Pour moi.
Le voyage se poursuivit et nous pûmes mieux comprendre ce qui s’était sans doute passé. À mesure que nous avancions, nous apercevions des formes suspectes flotter sur l’eau ; si les premières purent être identifiées comme des chaussures, des valises, des vêtements, certains amas ressemblaient à des humains ; bientôt, il n’y eut plus moyen d’avoir des doutes : des cadavres de femmes, d’hommes, d’enfants voguaient autour de nous. Un bâtiment avait dû couler et envoyer son chargement à la noyade.