Les vrais faux étaient des copies sorties de son atelier qu’il faisait passer pour vraies et qu’il vendait aux naïfs, plutôt nombreux du reste.
Les faux faux étaient des pièces volées qu’il faisait passer pour fausses afin de les présenter et les déplacer sans danger, mais que les collectionneurs sérieux reconnaissaient, appréciaient, et achetaient à leur vraie valeur, c’est-à-dire à prix d’or.
La guerre puis l’après-guerre avaient offert un millenium à Fahd, car les musées, les sites et les palais du pouvoir avaient été pillés. Il en parlait sans complexe.
— Sans moi, Saad, le monde de l’archéologie aurait périclité. Sans moi, les maraudeurs auraient dispersé les pièces, les auraient perdues, endommagées, cassées, car ces salopards, qui ne connaissent rien à rien, ne prennent aucune précaution. Le trafic, d’accord ; le vandalisme, non ! Très vite, j’ai informé ces brigands que je ne les dénoncerais pas, que je fermerais ma bouche, que j’offrirais de beaux billets neufs, verts, afin d’alléger leur conscience et de les débarrasser de leur butin. Sans moi, Saad, c’étaient les trésors de l’humanité qui partaient en fumée, des bijoux assyriens, des ivoires du VIIIe siècle, des briques émaillées d’Ishtar ornées du mushklushu, des tablettes pictographiques, des tablettes mathématiques, même un bas-relief du palais de Nimrod.
Bien que je l’aie soupçonné d’avoir commandité plusieurs razzias en envoyant des hommes de main, j’écoutais bouche bée sa version. Soit qu’il fut fou, soit qu’il jouît de son cynisme, il se prenait avec sincérité pour le plus éminent conservateur d’antiquités mésopotamiennes qui eût jamais existé. À l’en croire, le Musée national, s’il renaissait un jour, devrait porter son nom.
Malgré sa faconde, je le comprenais mieux que les terroristes que j’avais approchés. Fahd était un individualiste qui ne songeait qu’à lui, sa fortune, sa jouissance, sa réussite ; il me semblait plus aisé à cerner que les fanatiques prêts à se saborder avec des innocents au milieu d’un marché ; son escroquerie avait un aspect sain, pépère, apaisant en regard des folies qui embrasaient certains.
Quand il fut sûr que les scrupules ne m’étouffaient pas, il m’annonça le prochain voyage convoité :
— Tu vas aller en voiture au Caire avec Habib et Hatim. Vous y acheminerez discrètement quelques pièces qui viennent de Hatra, la ville parthe. Ce que j’exige de vous, c’est que vous évitiez les postes de douane et les agents des frontières ; si on vous arrête, vous ne me connaissez pas. En dehors de ça, vous mettez le temps que vous voulez, vous passez par où vous voulez, du moment que vous livrez à l’adresse que je vous indique. Rendez-vous mardi. Ça te va ?
Voilà, j’avais gagné. En quelques mois, j’avais trouvé le moyen de m’enfuir d’Irak.
Je retournai trois jours chez moi, à Bagdad, pour divulguer la bonne nouvelle à ma famille.
La soirée que nous passâmes ensemble, mes sœurs et ma mère se forcèrent à considérer qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle. L’angoisse grignotait notre joie ; la peur de nous perdre et de ne plus nous revoir ternissait nos échanges, au lieu de rendre les rapports tendres, affectueux, cela les rendait froids, contrôlés, compassés. Mal à l’aise, malheureux, j’hésitais entre détaler ou renoncer à mon départ.
À minuit, ma mère vint dans le réduit aveugle où je couchais et s’agenouilla devant moi, une petite couverture pliée sur ses paumes.
— Pardonne-moi, Saad, tu nous quittes demain et je n’ai pas un sou à te donner. Les autres mères qui ont vu s’expatrier leurs fils leur ont procuré de l’argent pour voyager, moi, je ne possède rien. Je suis une femme déplorable, je ne peux pas t’offrir davantage que cette couverture, je n’ai jamais été une mère à la hauteur.
Je l’embrassai en lui disant que jamais je ne serais d’accord avec ce qu’elle pensait. Elle pleura contre mon épaule. Ses larmes avaient un goût triste, amer.
Puis je m’emparai de la dérisoire étoffe en lui déclarant :
— Je ne la perdrai jamais. Lorsque je m’installerai en Angleterre, je l’encadrerai, cette couverture, je la placerai sous verre autour d’un bois travaillé à la feuille d’or, je l’exposerai au milieu de mon salon, au-dessus de la cheminée. Chaque année, le 1er janvier, je la désignerai à mes enfants et je leur expliquerai : « Regardez ce tissu, c’est la couverture de votre grand-mère. En apparence, on dirait une vieille carpette très moche ; en réalité, c’est un tapis volant. Sur elle, j’ai traversé les continents pour m’établir ici, vous donner une belle vie, avec une excellente éducation, dans un pays prospère et en paix. Sans elle, vous ne seriez pas là, tous, heureux, autour de moi. »