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— Comment vais-je la pleurer si je ne l’ai pas vue morte ?

Toussotant de gêne, mon père cherchait à maîtriser son émotion avant de me répondre. Je poursuivis :

— Je suis plus froid qu’une pierre. Je ne sens pas, je ne pense pas, je n’ai plus envie de rien.

— Bois un peu de thé.

Pour ne pas le contrarier, je reçus le verre d’une main molle.

La maison ne résonnait d’aucun bruit ; je savais ce silence factice ; logiquement, ma mère et mes sœurs devaient se terrer dans la pièce voisine, respiration coupée, oreille plaquée contre la cloison, espérant que mon père emploierait les mots adéquats. Depuis trois semaines – depuis la mort de Leila –, je demeurais prostré dans l’appartement, sans proférer plus d’une demi-phrase par jour, victime d’une apathie qui affolait ma famille. M’ayant assis en tailleur face à lui, sur notre unique tapis, mon père avait mission de me réconforter.

Après vingt-six jours de combat, le 1er mai 2003 au matin, le président Bush claironna sa victoire. Le nôtre de Président, Saddam Hussein le terrible, ne riposta pas, rat tapi dans une cave ; et ce seul silence prouvait que Bush l’emportait. Les combats officiels avaient cessé. L’armée d’envahisseurs voulait désormais que nous l’envisagions comme une armée de libérateurs. Dans ma famille, nous étions prêts à lui accorder ce crédit.

— La guerre est finie, fils.

— Mon bonheur aussi, Papa.

Il me tapota l’épaule, incapable de répliquer, déconcerté de se découvrir en telle empathie avec moi.

— Tu es jeune.

— Et alors ? m’exclamai-je avec violence. On ne souffre pas quand on est jeune ?

— Si. Cependant on a encore un avenir ; la vie pourra reprendre le dessus. Tu ne reverras jamais Leila mais tu rencontreras d’autres femmes.

— C’est ça : une de perdue, dix de retrouvées ! Tu crois à ce que tu dis ?

— Non, pas une seconde… Cependant… voyons… je n’ai quand même pas tort de t’assurer que des décennies t’attendent. Compare avec un homme de mon âge par exemple ; moi, si ta mère disparaissait, je n’aurais plus le temps de…

— Toi, tu auras vécu trente ans avec elle !

— Pardonne-moi. Je me force à débiter des pensées consolantes. La vérité, c’est que je suis si effondré que je n’en pêche pas une. Alors, comme un crétin, je recycle des banalités que j’ai entendues mille fois en espérant que… Oh, pardonne-moi, Saad, pardonne-moi ! En fait, j’ai mal pour toi et je ne sais pas quoi te dire, mon garçon.

Sans s’en douter, il venait enfin de prononcer les mots justes : les paupières fourmillantes, je me réfugiai vers lui, blottis ma tête contre son flanc et je sanglotai longuement, lentement, immobile comme un corps qui saigne.

Une détonation rompit cette paix. Les femmes paniquées déboulèrent dans la pièce.

— Ça recommence !

Ma mère tremblait.

Sautant sur mes jambes, je me penchai à la fenêtre et reniflai l’air alentour.

— Selon moi, c’est au moins à cent mètres d’ici. Ça ne nous touchera pas. Ne sois pas inquiète, Maman.

— Tu as raison, Saad ! Mon fils est triste à crever, sa fiancée est pulvérisée, la ville est plongée dans le chaos, les bombes explosent sans qu’on sache d’où elles viennent, il faudrait se saouler tous les soirs pour dormir tant la ville est devenue bruyante mais ça va bien, je ne dois pas m’inquiéter !

Ulysse from Bagdad
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