Ses parents, alors qu’ils espéraient acquérir des visas pour le Canada, succombèrent à un bête accident de voiture en montagne. Leila se retrouva seule au Liban où les relations se tendaient de nouveau entre les communautés et, renonçant à revenir en Irak où elle était officiellement défunte, décida de tenter sa chance en Europe.
Se demandant si je n’étais pas mort, elle avait entamé son périple. Au début, l’avancée avait été plus simple pour elle. Munie des économies familiales, elle avait débarqué à Paris avec un visa de touriste, s’était installée dans un petit hôtel pour travailler comme secrétaire multilingue et recevoir sa régularisation.
Or, l’argent fondant, ses emplois se limitant à des courtes prestations fort mal payées, elle avait découvert qu’elle n’y réussirait pas dans le temps qu’elle s’était donné. Longtemps, elle garda bon espoir d’obtenir ses papiers ; cependant des élections se déroulèrent où des démagogues de droite désignèrent comme origine des maux français les immigrés, les sans-papiers, les clandestins. À partir de là avait commencé une lente dégringolade qui avait mené Leila de travail au noir en travail sous-payé puis à la mendicité, de chambres de bonnes en squats, de sandwichs en soupe populaire.
— C’était insupportable, Saad. J’avais tout le temps peur. Observer les règles de prudence élémentaire m’oppressait sans me rassurer : être présentable, pas trop déshabillée, pas trop voilée non plus, pour ne pas attirer les regards suspicieux ; avoir toujours mon abonnement dans le métro ou le bus car une fraude m’exposait à un contrôle de police, éviter le R.E.R. et les grandes correspondances comme Châtelet-Les-Halles, ce qui, pour me rendre chez mes rares patrons, m’obligeait à accomplir des trajets invraisemblables, beaucoup trop longs. Je n’étais nulle part en paix. Où m’asseoir ? Où dormir sans crainte ? Alors que je n’avais commis aucun crime, je guettais la police. Je travaillais continuellement, Saad, je travaillais pour survivre, je travaillais à passer inaperçue, et par-dessus tout, je travaillais à ne pas tomber malade.
Enfin, de plus en plus méfiante, se sentant traquée, elle s’était décidée à venir ici, dans le Nord, pour s’évader en Angleterre.
— Je ne sais plus quelle piste je suis, fuite ou régularisation, je les emprunte toutes parce qu’on me refoule partout. Ici, je me trouve aussi mal, toujours à surveiller les alentours, à demeurer sur mes gardes, tiens, voilà, le seul endroit où je demeure : sur mes gardes.
— Suis-moi en Angleterre, Leila.
— Où que tu ailles, je ne te quitterai plus.
Elle m’emmena dans le squat où elle logeait. En chemin, je racontai à mon tour mon périple, taisant l’épisode sicilien qui impliquait Vittoria car j’estimai inutile de provoquer en Leila une jalousie rétrospective.
Au-delà de la ville et des villages, perdu dans la campagne boueuse, le squat consistait en d’anciens bâtiments administratifs et d’ex-logements ouvriers désaffectés depuis la faillite du site. Les clandestins l’avaient colonisé en espérant que son éloignement favoriserait une relative tranquillité.
Dans l’immeuble de Leila, chaque pièce était occupée par une famille africaine de cinq à sept personnes. Privilégiée, Leila possédait une minuscule pièce à elle, contre quoi elle nettoyait les sanitaires de l’étage, ce qui n’était pas une besogne facile puisque, le domaine ne disposant plus d’aucun raccordement aux égouts, elle devait porter des seaux malodorants jusqu’au fond du pré. Une cuisine collective de fortune avait été bricolée dans le couloir sur deux réchauds et trois bassines en plastique car, de cuisine, il n’y en avait pas à l’origine dans cet ensemble de bureaux. Pas de douche non plus. La seule possibilité pour se laver, faire la vaisselle et la lessive consistait en un tuyau d’arrosage détourné du compteur près de la route, lequel servait à chacun sous la cage d’escalier obscure. De temps en temps, si un Africain débrouillard s’y connaissait un peu, on pouvait profiter de quelques minutes d’électricité en traficotant les lignes.