Le soir où j’entamai mon travail avec elles, pour leur dernier concert au Caire, après quelques évanouissements pendant les dix premières minutes et l’évacuation de cinq adolescentes piétinées, le show acquit son rythme de surchauffe. Dès que les Sirènes, furieuses, eurent insulté les spectateurs en les traitant de merde, ceux-ci, conquis, se mirent à scander les chansons qu’ils connaissaient par cœur. Je jugeai cette participation aussi admirable qu’incompréhensible : comment reconnaissaient-ils une mélodie dans ce vacarme ? Distinguaient-ils des paroles derrière ces feulements rauques ? Je découvrais le mystère des fans, ces êtres dotés de pouvoirs qui manquent aux mortels ordinaires, les seuls individus capables de trouver un appareil passant un enregistrement des Sirènes sans qu’il explose, les seuls esprits à même de retenir un texte incohérent, les seuls clients payant une fortune leurs billets pour ne pas regarder puisqu’ils s’agitaient yeux fermés sous les planches, et ne pas entendre puisque la force du son brisait les tympans. D’ailleurs comment parvenaient-ils à onduler, battre des mains, lever les bras en l’air, tandis qu’ils étaient pressés, serrés comme des grains de riz gluant ? Et quel plaisir éprouvaient-ils à bousiller leurs voix ensemble ? Autant chanter sous les bombes…
Le show méritait cette appréciation paradoxale : un chaos parfait ! Insupportable d’un bout à l’autre, sans un manquement au mauvais goût, d’une homogénéité incroyable : rien qui fût joli, ni pour la vue, ni pour l’ouïe, ni encore pour l’odorat car, très vite, les chanteuses et la foule dégagèrent une odeur âcre d’aisselle suintante. À la fin, Les Sirènes furent bissées, ovationnées, applaudies interminablement, tant il est vrai que, si la nature a horreur du vide, le public a peur du silence.
J’accomplis mon travail ce soir-là : empêcher les fans de sauter sur la scène. Pour cela, je devais me tenir à côté de baffles énormes, sans doute les haut-parleurs les plus volumineux et les plus puissants du show-business planétaire, et, malgré la cire dans mes oreilles, le casque sur ma tête, j’achevai le concert abasourdi, saoul.
Mon cœur, dont les rythmes de batterie avaient accéléré le battement, m’avait envoyé du sang dans le bas-ventre, et m’impulsait, contre ma volonté, l’envie de faire l’amour.
Quand les spectateurs se dispersèrent, le silence enfla, gonfla, et devint aussi assourdissant que le bruit.
Chancelant, je rejoignis de l’autre côté du plateau Boub, lequel avait reçu la même mission que moi, assurer la sécurité. Son teint, d’habitude chocolat, avait viré à l’olivâtre et il se trémoussait d’une jambe sur l’autre, la main enfouie dans son pantalon de survêtement, comme un gamin qui voudrait uriner. En lui demandant de ses nouvelles, je remarquai que je n’entendais pas ma voix ; surpris, il me répondit en bougeant ses grosses lèvres qui n’émettaient pas un son.
Nous étions tous les deux sourds.
Voilà pourquoi le producteur des Sirènes en était réduit à engager des illégaux chaque soir : la fonction détruisait l’employé. Plus personne ne voulant perdre un sens pour quelques dollars, il savait que seul un travailleur sans papiers en règle, payé au noir, accepterait le poste et ne l’attaquerait pas ensuite en justice.
Dans les vestiaires du stade, Boub arracha une ardoise et une craie, découverte fortuite qui nous permit de communiquer.
« On continue ? » gribouilla-t-il.
J’approuvai de la tête. Pas question d’abandonner. Si nous demeurions dans le convoi des Sirènes, nous allions pouvoir, après l’Égypte, passer en camion par la Libye, puis par la Tunisie. Nul doute qu’en l’un de ces deux pays, nous ne trouvions un bateau pour l’Europe.