— Chair de ma chair, sang de mon sang, je suis revenu. Je croyais que tu atteignais de façon heureuse le terme de ton odyssée et voilà que… Ah, pourquoi est-ce que, dans la vie, ça ne se passe pas aussi bien que dans les livres ? Chez Homère, par exemple, Ulysse finit par embrasser Pénélope et…
— Papa, fous-moi la paix avec Homère. Lâche-moi.
— Fils, parle-moi comme tu veux, je ne mérite pas davantage, cependant, s’il te plaît, parle avec respect des grands génies.
— Une seule chose me paraît sûre, c’est que ton Homère était aveugle !
— Ah oui, pourquoi ?
— Il improvisait des contes qui avaient un sens parce que, à cause de ses yeux crevés, il ne voyait pas le monde tel qu’il est, mais tel qu’on le raconte.
— Pour une fois, je ne suis pas certain de te suivre, fiston.
— Tu vois, Papa, lorsque tu m’évoques les livres que tu aimes, ces romans qui ont une issue heureuse ou un dénouement juste, je conclus que les écrivains sont des charlatans. Ils essaient de nous vendre le monde pour ce qu’il n’est pas, ordonné, équitable, moral. Escroquerie ! On devrait les interdire aux enfants, en proscrire la lecture, ils rendent la vie encore plus nulle en nous ayant persuadés d’abord qu’elle pourrait être belle. À cause d’eux, chaque fois qu’on rate une marche ou qu’on patauge dans la merde, autrement dit la plupart du temps, on se sent coupable. On s’accuse de manquer ce qu’on aurait dû réussir. C’est grave !
— Tu ne comprends rien, Saad. Les écrivains ne peignent pas le monde tel qu’il est, mais le monde tel que les hommes pourraient le faire.
— Ton Ulysse qui récupère Pénélope et ta Pénélope qui aime encore Ulysse, c’est de la fiction.
— Ah oui ? Ta Leila qui est vivante, c’est de la fiction ?
— Non. Pourtant nous sommes séparés.
— Pas de bonne histoire sans séparation.
— Je veux vivre ma vie, pas une histoire.
— Compte sur la vie pour enrichir tes histoires.
— Papa, lâche-moi la grappe. ! Plus de philosophie !
— Si on n’a pas toujours besoin de son père, on a toujours besoin de philosophie.
— Ça va, j’ai compris ce que tu appelais la philosophie : le moyen de rendre l’horreur supportable.
— Tu connais une meilleure méthode ?
Pauline interrompit notre altercation en me rappelant qu’il était l’heure de nous rendre au port.
Elle m’y conduisit en voiture puis m’amena au café où Jorge m’attendait.
Au moment de me quitter, Pauline m’embrassa et me glissa un papier entre les doigts.
— Tiens, Saad, prends cette adresse. Elle vient de m’être envoyée par Leila de Bagdad où elle a trouvé un ordinateur. Dans ce courriel, elle te donne ce contact, un cousin, qu’elle espérait rencontrer à Londres. Elle te demande de continuer le voyage et elle ajoute qu’elle te rejoindra. À travers notre association, si tu veux, tu pourras rester en rapport avec elle.