Au loin, le soir s’annonçait au fléchissement de la lumière, emplissant le désert d’un étrange silence, suspendant les murmures d’une vie déjà si ténue. L’ombre, peu à peu, surgissait au pied des roches, bleue, grise, révélant des reliefs et des profondeurs ignorés. J’avais l’impression que la nuit ne descendait pas du ciel mais montait de la terre, déployant une tristesse mortelle, plus pénétrante que le froid, une tristesse sans couleurs, une tristesse à faire hurler les loups.
Je me retournai vers mon père et lui souris.
— Je constate que tu as choisi de me suivre. Vas-tu voyager avec moi jusqu’à Londres ?
— Tu risques d’avoir besoin de moi, non ?
— N’iras-tu plus visiter Maman ?
— Provisoirement.
— Elle va être triste.
— Elle était déjà triste avant que je ne le lui explique : tu lui manques, Saad.
Soudain, j’eus honte d’avoir éprouvé tant d’ivresse à fuir Bagdad en entamant mon périple. Papa perçut ma nostalgie teintée de culpabilité et bouffonna :
— De toute façon, ta mère ne m’écoute pas davantage depuis que je suis mort que de mon vivant. Que je sois là ou pas, elle néglige mes réponses et pérore à ma place. J’ai donc décidé qu’il était plus utile que je t’accompagne, fils.
— Merci.
— Ne te réjouis pas trop vite. Je t’escorte mais je n’approuve pas l’excursion que tu entreprends. Je la soupèse avec sévérité. Tu n’es pas un modèle, mon fils !
— Un modèle de quoi ?
— Pas un modèle d’irakien. Imagine qu’ils fassent tous comme toi : il n’y aura plus d’Irak.
— Il n’y a déjà plus d’Irak depuis longtemps.
— Fils !
— Avant d’être un modèle d’irakien, je me soucie d’être un modèle d’homme. Je veux pouvoir travailler, gagner de l’argent, aider ma famille, assurer la survie des femmes qui travaillent à la maison et des enfants qui ont besoin d’apprendre. Trouves-tu mon comportement indigne ?
— Non, mais je pensais à mon pays…
— Tu as tort. Qu’est-ce qu’un pays ? Un hasard auquel je ne dois rien.
— Fils, ne me brouille pas la tête ! Ce voyage que je continue à blâmer commence mal, avec ces deux brûlés irresponsables et la cargaison que cette ordure de Fahd vous a confiée !
— Quoi ? Trafic d’œuvres d’art ? Il y a pire.
— Oui, il y a pire et nous pataugeons dedans !
— Je ne comprends pas.
— Comme d’habitude ! Je t’ai tout dit mais tu n’as rien saisi.
Il disparut, me laissant dans un inconfortable malaise, torturé par une intuition au goût amer.
Après une demi-heure pendant laquelle je réfléchis – en vain – aux doutes qu’il avait déposés au fond de moi, je retournai vers mes compagnons. Ils fumaient avec sérieux, silencieux dans l’ombre du soir.
— Oh, man… oh, man… oh, man…
Hatim, extatique, tirait sur une pipe en contemplant la fumée monter vers le ciel qui s’assombrissait. Habib ne prononçait pas un mot mais semblait tout aussi émerveillé en biberonnant la sienne.
— Voilà, les gars, j’ai rempli les bidons. Nous repartons ?
— Non, Saad, on va bivouaquer ici.
— Oui, man.
— C’est de la qualité numéro un, cette fois, de l’excellent, du sublime, du pur de chez pur !