Au milieu de ses tirades, Pauline, très concrète, perçait un abcès purulent ou appelait un maire pour lui hurler dans les bronches au sujet des sans-abri. Un jour, enfin, elle m’envoya un clin d’œil, se pencha vers moi, m’ordonna de vérifier que personne n’allait venir ni ne pourrait entendre, et me glissa une enveloppe sous la main.
— Voilà Saad. Deux billets pour aller ce soir à un spectacle de danse.
— Merci.
— As-tu déjà vu un spectacle de danse ?
— J’ai dansé dans les mariages de mon pays. J’ai aussi beaucoup dansé au Caire.
— Non, je te parle d’un ballet de danse moderne, monté par un des plus grands chorégraphes contemporains ?
— Je ne connais pas.
— Tu vas t’y rendre ce soir. Après le spectacle, tu iras en coulisses voir Jorge, un Brésilien, immigré lui-même. Il appartient à notre organisation. Il t’expliquera comment, dans quelques jours, dès qu’ils auront fini leur show, il vous transférera, Leila et toi, en Angleterre.
— Vrai ?
— Vrai ! Pourtant, je t’aurais bien gardé auprès de moi, tu m’es utile ici.
Jamais je ne parcourus plus vite les kilomètres qui me séparaient du squat. Je racontai tout à Leila et nous avons ri et pleuré ensemble.
Le soir, nous allâmes au vaste théâtre moderne où se déroulait le spectacle. Rarement quelque chose de si beau me rendit si malheureux. Nous éprouvâmes un choc, Leila et moi, à voir des êtres splendides, libres, déliés, aériens, mouvoir avec grâce ces corps que n’entravait plus aucune chaîne, sinon l’attraction terrestre. Nous comprenions que nous n’étions plus comme ça, que nous ne serions plus jamais comme ça, que nous étions usés, vieux, fatigués, que nous avions oublié qu’on pouvait vivre, bouger et respirer pour le simple bonheur de vivre, bouger, respirer, et que nous n’en retrouvions la mémoire fugitive que pendant l’amour, par quelques gestes. Bouche bée, les larmes au bord des yeux, nous nous sentions à la fois désespérés et consolés.
En coulisse, Jorge, un des danseurs, physique de faune dont les cheveux tourmentés mélangeaient de façon incompréhensible le brun et le blond, nous reçut, se doucha, puis nous détailla la manœuvre pour les jours à venir.
De retour au squat, plusieurs heures de marche plus tard, engourdis de fatigue, d’éblouissement, nous nous sommes allongés, bras et jambes mêlés, et, sans pouvoir dormir, nous avons souri au plafond jusqu’à l’aube.
Au matin, j’avais dû m’assoupir car Leila me réveilla soudain.
— Saad, filons. Je t’en supplie. Filons au bout du champ. J’ai entendu une voiture.