— Oui, ça va mieux parce qu’il y a le cinéma, la télévision, qui leur délivrent chaque jour leur petite dose d’horreur, les cadavres, le sang, les blessés évacués, les explosions, les bâtiments en ruine, les soldats embusqués, les parents de soldats en pleurs mais dignes. Tout ça, ça les maintient en bonne santé, ce sont des expédients qui les aident à attendre le prochain beau massacre.
— Ça m’étonnerait que tu rencontres un Européen convaincu par le portrait que tu brosses de lui.
— Naturellement ! Les Européens ne savent pas qu’ils sont ainsi. Pourquoi ? Parce que, pour s’étudier, ils ont inventé le miroir déformant : les intellectuels. Un truc génial : la glace qui leur donne une autre image d’eux-mêmes ! Le reflet qui leur permet de se voir sans se voir ! Les Européens, ils adorent les intellectuels, ils leur offrent gloire, fortune, influence pour que ceux-ci leur procurent l’impression qu’ils ne sont pas comme ils sont, mais le contraire : pacifistes, humanistes, fraternels, idéalistes. Sacré job, ça, intellectuel ! Bien payé, bien utile. Si je ne voulais pas faire philosophe à Paris, j’aurais bien aimé faire intellectuel. Grâce à leurs intellectuels, les Européens peuvent vivre à l’aise dans un monde double : ils parlent de paix et ils font la guerre, ils créent de la rationalité et tuent à tour de bras, ils inventent les Droits de l’homme et ils totalisent le plus grand nombre de vols, d’annexions, de massacres de toute l’histoire humaine. Drôle de peuple, les Européens, l’ami, drôle de peuple, un peuple dont la tête ne communique pas avec les mains.
— Et pourtant, c’est là que tu veux vivre, l’ami ?
— Oui.
Pendant trois jours et trois nuits, nous ne nous quittâmes pas, Léopold et moi.
Vers minuit, échauffé par les palabres, les boissons, le sang coulant à gros bouillons dans ses veines, Léopold ne tenait plus en place et éprouvait le besoin de séduire les femmes. Dès lors, rien ne pouvait plus le retenir d’aborder tout ce qui arborait des cuisses et des seins. Et le plus étrange était que Léopold, sous ses vêtements criards, rose de nymphe et jaune poussin, avec ses chaînes et ses bracelets clinquants, sa bimbeloterie de rappeur, entre ses chaussures dorées et sa casquette argentée, dans des accoutrements qui, par comparaison, transformaient en nonne le plus kitch des travestis brésiliens, Léopold séduisait les touristes féminines et parvenait toujours à ses fins.
Lorsqu’il quittait les bras de sa proie éphémère, il revenait vers moi les yeux cramoisis, le crâne fulminant.
— Tu sais quoi ? On va les enfoncer, les Européens, on va leur faire des enfants, nous, les Noirs, les Arabes, les Asiatiques, parce qu’on baise plus qu’eux, mieux qu’eux, parce qu’on aime les mioches et qu’on en fabrique davantage. Un jour, il n’y en aura plus beaucoup, des Européens !
— Si, mais ce sera toi et moi. Ou plutôt tes bâtards puisque tu m’as l’air décidé à repeupler la planète.
— Mes fils et mes filles partout ? Tu parles que ce sera mieux !
— Quand je t’entends débiter autant de bêtises, je n’en suis pas si sûr.
Au fur et à mesure des théories qu’il élaborait sur ces Européens qui le fascinaient, Léopold me livrait, bout par bout, son plan d’évasion. Pour quitter la Sicile, nous devions monter sur le ferry ; cependant, afin d’éviter de payer ou de montrer des papiers que nous ne possédions pas, il nous fallait une voiture de touristes dans laquelle nous aurions la place de nous cacher. Pour ce, nous employions nos journées à analyser la population des voyageurs, cherchant quelle catégorie nous permettrait de réaliser notre plan.
— L’idéal serait de choper des petits Suisses.
— Pardon ?
— Des petits Suisses. Une famille blonde, riche, habillée de lin blanc, se déplaçant dans un véhicule de la taille d’un camion, la famille idéale dont les parents sourient et les enfants sont toujours propres, la brochette de privilégiés où le nourrisson a déjà un portable, le fœtus une carte de crédit platine. Ceux-là, la police leur fout la paix. Ceux-là, ils sont tellement à côté de la plaque qu’ils n’imaginent jamais les coups tordus. Trouve-nous des petits Suisses ! Mais attention : des petits Suisses pas suisses ! Parce que, suppose qu’on reste bloqués dans leur coffre sur le continent, en Suisse personne ne voudra de nous. Eux, ils ferment leurs frontières avec les lacs, les montagnes, les douanes, les chiens, les policiers, tout ! Remarque, les autres pays d’Europe ne sont pas plus détendus quand on les chatouille sur leurs frontières.