Blotti contre un éboulis de rochers, protégé par mon sac de couchage, je ne pouvais m’empêcher de respirer à longs souffles l’odeur de l’opium, cherchant à atteindre cette jouissance par mes seules narines ; puis, furieux de céder à la tentation, je me tournai vers la montagne et essayai, pour me purifier, d’aspirer l’arôme minéral du roc et des étoiles.
Enfin arriva l’aube glaciale et, sur les deux corps délirants, la lumière offensante du jour.
— En route, expliquez-moi le chemin, les amis.
Je vis le désarroi dans leurs grandes prunelles errantes. Ils mirent longtemps à reprendre leurs esprits, saisir où ils se trouvaient, me reconnaître, se rappeler où ils devaient aller.
Prenant le volant, je les installai à l’arrière où ils eurent d’abord l’air de deux poissons hors de l’eau. Je démarrai. Trois ou quatre cahots plus tard, ils dégurgitaient. Je les aidais à se soulager. Encore trois ou quatre arrêts plus tard, ils dormaient à poings fermés.
Comme j’avais enlevé mes chaussures pour conduire, mon père ne tarda pas à surgir sur le siège du passager et ronronna, émerveillé, en touchant les commandes de ses doigts épatés.
— J’adore ces voitures rustiques dotées de quatre roues motrices.
— Les quatre-quatre ?
— Comme tu dis. Avoue que tes amis les Lotophages ne sont pas beaux à voir, ce matin !
— Comment les appelles-tu ?
— Saad mon fils, chair de ma chair, sang de mon sang, sueur des étoiles, tu sais très bien qui sont les Lotophages car je t’ai lu plusieurs fois l’histoire dans ta jeunesse. Allons, souviens-toi. Tu me la demandais avidement tant tu l’aimais.
— Moi ?
— « Le dixième jour, Ulysse et ses compagnons abordèrent le pays des mangeurs de fleurs appelés Lotophages. Ces hommes dévorent du lotos au cours de leurs repas. Or quiconque en goûtait le fruit aussi doux que le miel, ne voulait plus rentrer chez lui ni donner de nouvelles mais s’obstinait à rester là, parmi les Lotophages, à se repaître de lotos, dans l’oubli du retour. »
— Ah oui, L’Odyssée…
— L’Odyssée, fils, le premier récit de voyage qui marque l’humanité. Un voyage écrit par un aveugle, Homère, ce qui prouve qu’on décrit mieux avec l’imagination qu’avec les yeux.
— Le lotos fait oublier le retour… Crois-tu que, toujours, la drogue fait oublier le but ?
— Parfois, elle obtient mieux encore, fils : elle fait oublier qu’on n’a pas de but.
Je réfléchis pendant plusieurs kilomètres.
— Ce n’est pas pour moi, conclus-je, ni lotos, ni opium, ni cocaïne, ni une autre substance.
— Content de te l’entendre dire.
À ce moment-là, Hatim et Habib gémirent.
— Stoppe, fiston, ils sont en train de se chier dessus.
Je freinai et j’ouvris la porte arrière. Glissant hors du véhicule, ils rampèrent vers le fossé. Pendant qu’ils se vidaient, bruyants, mon père leva les yeux au ciel.
— Là, je dois avouer que c’est un des rares avantages de la condition d’outre-tombe : mort, on a la tripe tranquille.
Ils revinrent vers la voiture et exigèrent de fumer.
— Non, nous n’avons pas le temps !
— Saad, si tu t’y opposes, nous ne te livrons pas nos raccourcis et nos détours. Tu ne verras jamais Le Caire.