Selon les instructions que nous avions reçues, nous devions rallier le port de Zouwarah, duquel, chaque semaine, trois bateaux partaient en chargeant des clandestins.
Boub insista, le long du chemin, pour que nous demeurions discrets, à marcher la tête basse, sous nos cotonnades, neutres, pas identifiables, tels des agriculteurs du coin.
Avant Zouwarah, nous aperçûmes un camp de fortune, un village de voiles, de paille et de carton, bidonville improvisé par les clandestins. Je proposai aussitôt de les accoster.
— Tu es fou, s’exclama Boub.
— Si, ils nous renseigneront.
— Crois-tu que les brins d’herbe qu’avale le buffle se demandent entre eux si le bovin a bonne haleine ?
— Boub, pas de proverbe africain, s’il te plaît. Pour l’obscur, j’ai déjà mon père et c’est bien suffisant. Que veux-tu dire ?
— Que ces paumés ne nous rencarderont pas. Qu’ils sont nos ennemis dans la mesure où ils nous concurrencent pour embarquer. Enfin, qu’il est dangereux de se jeter dans la gueule du loup.
— Quel loup ?
— Kadhafi. Le président de la Libye reçoit des ordres de l’Occident. On le presse de jouer les gardes-côtes, de multiplier les contrôles et les descentes de police afin de débusquer les candidats au voyage. L’Europe doit rester une forteresse imprenable, protégée par ses murailles de flots. Puisque le jour tombe, couchons plus loin, dans les fossés.
Nous traversâmes la nuit de façon inconfortable, blottis entre un talus et des buissons épineux.
Cependant, au matin, je ne le regrettai pas. Boub avait eu raison ! À sept heures, des voitures freinèrent devant le camp, des hommes en jaillirent qui, sans violence mais sans ménagement, évacuèrent le camp en chargeant les prisonniers dans des camions militaires. Après cela, ils seraient renvoyés chez eux ou placés en centre de rétention.
— Merci, Boub.
— Triste pour eux mais gai pour nous. Nous aurons de la place à bord des prochains navires. Peut-être même que je pourrai négocier le prix à la baisse car les passeurs vont être sur les dents.
Je compris soudain que nous allions vraiment partir.
— Combien coûte le trajet ?
— Ne t’occupe pas.
— Réponds.
— Pour l’instant, deux mille dollars chacun.
La nouvelle m’effondra.
— Nous ne pourrons jamais payer ça.
Vérifiant que personne ne nous voyait, Boub posa ses fesses au sol, ôta sa chaussure droite ; puis il souleva la semelle intérieure, en tira une liasse de billets.
— Notre salaire. Deux mille dollars chacun.
— Quoi ? On a gagné tout ça ?
— Tu rigoles ? Écoute, après le premier concert à Tripoli, les Sirènes marchaient tellement à côté de leurs pompes que j’ai fouillé dans le sac de l’une d’entre elles pendant qu’elle prenait sa douche. À mon avis, elle ne s’en est pas aperçue puisqu’elle ne s’est pas plainte.
— Boub !
— Bah, elle dépense ça en un après-midi pour s’acheter des jupes ras le bonbon !
— Boub !
— C’était le prix de notre surdité.
Allant de cachette en cachette, nous attendîmes le moment propice et Boub trouva le contact qu’on lui avait indiqué à Tripoli. Il marchanda notre voyage. Enfin nous reçûmes la date du grand départ.