Papa agita ses pieds au-dessus de l’onde.
— Écoute, fiston, on ne va pas gémir la nuit ainsi. S’il y a un problème, il y a une solution.
— La solution, c’est que je me noie dans le Nil !
— Tu pourrais aussi te tuer avec un couteau à beurre.
Il gloussa et ajouta :
— Ou risquer une overdose de camomille.
Il se tapa les cuisses.
— À moins que tu ne te pendes à une toile d’araignée.
D’un geste, j’arrêtai son délire.
— Tu trouves ça drôle ?
— Moi, oui. Pas toi ? Bon, Saad, soyons simples, il n’y a que deux issues : soit tu rentres, soit tu passes outre.
— Rentrer ? Jamais. Ce serait me résoudre à échouer.
— Eh bien, tu vois ! Tu la connaissais, la solution ! On continue.
— On ?
— Oui, je t’accompagne.
À minuit, je rejoignis Boub au squat, me glissai jusqu’à son matelas sans réveiller les autres Libériens. Dans la pénombre, je lui appris mon échec et mon désir de tracer la route.
— Nous voilà à égalité, Saad. Ils m’ont refusé le statut de réfugié.
— Quand ?
— L’an dernier. Je te l’avais caché pour ne pas te décourager.
— Quoi ? Toi aussi ? Ta famille exécutée sous tes yeux, les tortures physiques, ta bouche mutilée, ça ne…
— Ils prétendent que je n’ai aucune preuve écrite de ma naissance ni de ma nationalité.
— Autrement dit, ils t’accusent de mentir !
— Ça les arrange. Ils ne voient guère ce que l’Amérique pourrait gagner à héberger un Boubacar non qualifié, non diplômé.
Il se gratta la tête d’un doigt vigoureux, comme si cela l’aidait à en extraire les meilleures pensées.
— Tu sais, Saad, la dictature, au moins c’est clair, ça joue franc jeu : on sait qu’il y a un pouvoir central, total, qui exerce son arbitraire en toute impunité. En Occident, c’est plus vicieux : pas de despote mais des administrations bloquées, des règlements plus longs que tous les annuaires téléphoniques, des lois concoctées par des êtres bien intentionnés. À l’arrivée ? Les mêmes réponses absurdes ! On ne te croit pas, tu ne comptes pas, ta vie n’a pas d’importance. Si tu es débarrassé du souci de plaire à un tyran, tu découvres que tu ne conviens pas au système : trop tard, pas conforme, manquant d’éléments officiels. Vous êtes né ? Non, puisque vous n’avez pas le certificat. Vous êtes libérien ? Prouvez-le, sinon restez-le !
— Viens avec moi à Londres.
— Je pensais partir à Jérusalem. Il paraît que les gens comme moi parviennent à dénicher un travail, puis, après plusieurs années, à décrocher leur régularisation. J’ai un cousin qui m’a proposé une place de plongeur dans un restaurant. Viens avec moi.
— Oublie. Un Arabe qui part s’installer en Israël, c’est comme un poisson qui part bronzer dans le désert. Suis-moi plutôt à Londres.
Jusqu’au matin, nous élaborâmes des plans. Bouleversé que je lui propose de voyager avec lui, Boubacar finit par adopter ma destination.