— Excusez-moi.
— C’est ça. Excusez-vous, moquez-vous de moi. Ce qui compte pour vous, c’est de ne jamais retourner chez vous.
— Je voudrais aller chez moi.
— Justement, où est-ce ?
— À Londres, peut-être. Je ne sais pas. Excusez-moi.
Il s’emporta :
— Arrêtez de vous excuser !
— Désolé, excusez-moi.
— Ça recommence !
— Oh, pardon, euh… excusez-moi.
Il avala sa salive pour ne pas exploser puis repoussa son ordinateur devant lui.
— Dehors.
— Merci, monsieur.
— Nous nous reverrons, mon garçon. Je n’en ai pas fini avec vous. Tant que la mémoire ne vous sera pas revenue, je ne vous lâcherai pas.
— Oh merci, monsieur.
Il était si persuadé que je jouais la comédie que je vis le moment où il allait me gifler mais il se maîtrisa, m’indiqua la sortie puis se replongea dans un dossier.
Dix minutes plus tard, je rejoignis Boubacar au centre de rétention. Je lui expliquai l’entrevue en lui conseillant de diriger la sienne semblablement.
— Après toi, ça sera encore moins crédible, Saad.
— Peu importe ! Boub, l’essentiel, ce n’est pas qu’on nous croie mais que nous ne nous trahissions jamais. Il ne s’agit pas de réussir une audition de comédien, juste d’empêcher la vérité de percer. Tant qu’ils ignoreront d’où nous venons, ils ne pourront entamer aucune action contre nous. À partir de maintenant, nous devons nous méfier de tout le monde. Je suis certain qu’ils placent des micros dans nos cellules, qu’ils infiltrent des mouchards parmi nous afin d’apprendre en douce ce que nous leur cachons. En résumé : premièrement, toi et moi ne nous connaissons que depuis l’expédition en bateau, secondement nous ne conversons qu’en anglais. D’accord ?
— D’accord, admit Boub à contrecœur car il appréciait peu les plans dont il n’était pas l’auteur.
Plusieurs semaines consécutives, nous eûmes droit à notre rendez-vous avec le géant. Boub passait le vendredi, moi le mardi.
Chaque mardi, je me plantais devant cette montagne à l’œil unique.
Chaque mardi, l’ogre me demandait :
— Qui êtes-vous ?
Chaque mardi, je répondais :
— Je ne m’en souviens plus.
Chaque mardi, il finissait par me désigner la porte avec cet invariable commentaire :
— Vous savez que je ne vous crois pas, que je ne vous croirai jamais et que vous ne quitterez pas ce centre avant de m’avoir craché la vérité.
Entre ces échanges rituels, le géant tenta quelques ruses. Ainsi, une fois, il m’adressa brusquement la parole après un silence.
— Rêvez-vous ?
— Oui.
— En quelle langue ?
Je faillis répliquer « en arabe » mais, au dernier moment, je me retins, me grattai la tête, nettoyai un ongle puis lâchai :
— Je ne sais pas. Dans une langue que je comprends.
Il soupira, déçu de n’avoir pu me coincer.