— Où veux-tu en venir ?
— Le cousin de Leila, celui qui t’aide, là, le videur du sex-shop, il ne te présente que des étrangers !
— Évidemment, je ne suis pas un cas unique. Il y a beaucoup d’immigrés en Angleterre.
— Voilà : tu n’as pas rallié la population anglaise mais la population des immigrés en Angleterre !
Un policier flânait près de nous, flegmatique, le teint piqué de taches de son, se dandinant d’une façon qui se voulait rassurante pour chacun, arborant comme des prothèses exagérées son étrange casque et son revolver sur ses fesses rebondies.
Papa lui jeta un regard sceptique : selon lui, un véritable agent de l’ordre devait se montrer beaucoup plus effrayant.
— Que comptes-tu faire, Saad ?
— Survivre d’abord. Construire ensuite. Le cousin m’a promis un petit travail au noir, près de la gare. Contre deux cents euros, il peut me procurer une fausse carte de séjour ; ça permet ensuite de dégoter un travail officiel. Quand j’y verrai plus clair, je finirai mes études de droit et j’épouserai Leila.
Papa haussa les épaules, découragé par l’ampleur de la tâche. J’éprouvai le besoin de l’apaiser, d’être compris de lui.
— Tu raisonnes à l’ancienne, Papa. Tu raisonnes à la Homère. Il y a trois mille ans, un homme, Ulysse, rêvait de revenir chez lui après une guerre qui l’en avait éloigné. Moi, j’ai rêvé de quitter mon pays dévasté par la guerre.
Quoique j’aie voyagé et que j’aie rencontré des milliers d’obstacles pendant ce périple, je suis devenu le contraire d’Ulysse. Il retournait, je vais. À moi l’aller, à lui le retour. Il rejoignait un lieu qu’il aimait ; je m’écarte d’un chaos que j’abhorre. Il savait où était sa place, moi je la cherche. Tout était résolu, pour lui, par son origine, il n’avait qu’à régresser, puis mourir, heureux, légitime. Moi, je vais édifier ma maison hors de chez moi, à l’étranger, ailleurs. Son odyssée était un circuit nostalgique, la mienne un départ gonflé d’avenir. Lui avait rendez-vous avec ce qu’il connaissait déjà. Moi j’ai rendez-vous avec ce que j’ignore.
— Tu poursuis un rêve, fils, mais en attendant, ta vie n’est pas un rêve.
Je souris. Il insista :
— Si le moteur du voyage, c’est l’insatisfaction, seras-tu satisfait ? T’arrêteras-tu jamais ?
— Le but du voyage, Papa, c’est de poser ses valises et déclarer : c’est là. Alors voilà, je te l’annonce : j’arrête, c’est là.
M’installant sur la fontaine, je retirai mes tennis pour rafraîchir mes pieds dans l’eau. Pendant ce temps. Papa détaillait l’accoutrement de trois drag-queens aux jambes interminables gainées de filets sur des talons compensés fluorescents.
— Tiens, as-tu vu, Papa ? J’ai une nouvelle verrue sous le pied.
— Mm ?
— Comment dit-on, dans ton langage des hauts étages, « J’ai une nouvelle verrue sous le pied » ?
— « Le tourment du pèlerin a creusé sa marque sous la paume qui affronte les chemins. » Es-tu certain qu’il s’agit d’un nouveau tourment ?
— Ah non, bien vu ! C’est l’ancienne, la plus vieille, celle dont je ne me débarrasse pas. J’ai beau gratter, creuser…
— Elle persiste parce que tu n’as pas découvert son nom.
— Je l’ai baptisée « Rage » et « Revanche ».
— Autant d’erreurs. Cherche bien. Cherche mieux. Trouve ce qui te colle à la peau, ce qui ne te lâchera jamais, fils, ce qui en toi ne renoncera pas.
Je regardai la verrue ultime, celle qui résistait à tout, et, en soufflant sur elle, je prononçai enfin son vrai nom, ce nom qui était le mien et me définissait, je la nommai : « Espoir ».