— Oui, man.

Ils soupirèrent, incapables d’ajouter un mot.

Je protestai contre cette décision. Nous ne pouvions pas nous permettre de lambiner autant. Pourquoi nous arrêter ? Nous devions rester mobiles, mouvants, échapper chaque instant au repérage. Sinon, quel intérêt de se déplacer à trois ? Il était bien convenu avec Fahd que nous nous succéderions au volant.

Allongés, souriants, paisibles, ils semblaient ne pas m’entendre. Tenant leurs yeux trop ouverts entre des paupières rigides, rougies, comme celles des insomniaques, ils reniflaient de façon chronique, et s’essuyaient les yeux avec le tissu de leur manche.

Un vent d’angoisse suintait de l’obscurité.

Plus le temps passait, plus ils aspiraient la fumée avec une avidité de gloutons.

Je m’avançai pour provoquer une réaction :

— Répondez-moi, nom de Dieu ! Que se passe-t-il ?

— Tiens, man… prends une taffe, tu comprendras.

En m’approchant de Hatim et en me penchant vers sa main, je découvris ce qui était arrivé. Trois des colis que nous transportions, déposés à même le sol, avaient été décachetés malgré l’ordre formel de Fahd, laissant apparaître une machination diabolique.

Fidèle à sa méthode, le rusé marchand avait fabriqué des paquets russes – sur le modèle des poupées russes, ces poupées en bois qui contiennent d’autres poupées plus petites jusqu’à l’ultime, pas plus grosse qu’un dé à coudre. Si nous transportions officiellement des statuettes destinées aux touristes, nous savions qu’elles contenaient officieusement des plaquettes sumériennes datant de deux mille cinq cents ans ; or ce leurre dissimulait encore une autre réalité : nous transportions une cargaison de drogue.

Habib et Hatim l’ignoraient-ils ? Sûrement pas puisqu’ils avaient dépiauté les paquets sans attendre.

— De l’opium ?

Ils rirent doucement, presque avec précaution, d’une voix cotonneuse, rêche et douce. J’étais donc le seul à être bafoué.

— Tiens, Saad, tire, c’est du bon de chez bon !

— Oui, man, tire !

L’espace d’une seconde, je faillis céder à leur proposition. Après tout, pourquoi ne pas en profiter ? Quitte à être arrêté pour transport de stupéfiants, autant en avoir goûté avant, non ?

La fureur me retint.

— Vous le saviez ?

— Tu parles !

— Oui, man, oui, on le savait.

— Pourquoi acceptez-vous ?

— Tire une taffe et tu comprendras.

— Oh oui, man, oui.

— Ces voyages-là, c’est ce qu’il y a de meilleur dans notre vie.

— Le meilleur, man.

— Le problème, c’est que, la dernière fois, on a tellement exagéré qu’on a mis plus de trois mois à rejoindre Le Caire. Le gang de Fahd était persuadé qu’on s’était fait la malle avec la cargaison entière. Alors qu’on avait juste fumé un peu. Un peu beaucoup.

— Trop, man, trop !

— Bref, le patron s’est fâché : il t’a imposé. Nous, on commence à être accros, ça devient difficile.

— Non, c’est facile, man, c’est facile.

— Tu vas voir, Saad, on va s’arranger, toi et nous : on te montrera le chemin, on te commentera la route, les points à éviter et, contre ça, tu nous laisseras fumer.

Ensuite, il n’y eut plus moyen de soutenir une conversation. L’encre de la nuit nous figea. Auprès du feu de camp que j’improvisai, les deux hommes n’appartenaient plus au monde qui les entourait ; la drogue arrachait de leurs corps immobiles des râles, des gémissements, des flammes, des extases ; vers minuit, Habib eut même un entretien avec un ange.

Ulysse from Bagdad
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