Boub s’arrangea donc avec son contact, un gigantesque Black de la Jamaïque, pour que nous puissions dormir entre les enceintes.
Le lendemain, nous entendions un peu, ce qui nous qualifia aux travaux de déménagement. Six camions poids lourds transportaient le matériel électrique des Sirènes – régie, projecteurs, baffles –, et les hommes du tour accueillirent avec entrain nos forces supplémentaires pour démonter, déplacer, ranger les éléments.
Vers cinq heures de l’après-midi, les Sirènes se réveillèrent, quittèrent leurs caravanes, et déboulèrent sous la tente qui faisait office de cantine.
Même si nous n’avions pas le droit de les approcher – leurs contrats spécifiant qu’aucun travailleur, hormis le producteur et le régisseur, ne devait leur parler –, je perçus des femmes qui, dépouillées de leur fard et de leur déguisement, semblaient différentes de la veille. Calmes, jolies, pondérées, elles tentaient de reconstituer leur énergie en absorbant du café et des jus de fruits.
Le Jamaïcain nous expliqua alors comment fonctionnait cette entreprise industrielle dont les Sirènes, prétendues stars, n’étaient en réalité que les outils interchangeables. Roon, le manageur-producteur, inventeur du concept, avait recruté des filles rangées, plutôt bonnes musiciennes, puis les avait entraînées à imiter les fondatrices des « Bébés démoniaques », trois vraies salopes, dévergondées, arrogantes, folles à lier qui désormais se droguaient, tranquilles, aux îles Fidji sans que le public le sache. Les bien-élevées s’étaient donc réglées sur les mal-élevées. Dès que le moindre observateur étranger pénétrait le cercle, les nouvelles recrues se donnaient beaucoup de peine pour se comporter en traînées : elles se forçaient à lancer des regards salaces aux mâles, à paraître en rut continuel, à s’exprimer vulgairement, à manger comme des truies.
— Dès que l’une d’elles craque, Roon la remplace et le public n’y voit que du feu. Les pauvres, elles ne tiennent pas longtemps. En dépit des boules dans les oreilles, des soins médicaux et des cures de silence, les plus anciennes du groupe sont devenues complètement sourdes. Cependant deux d’entre elles sont restées car elles constituent de bons jokers pour les interviews : ne rien entendre les aide à se montrer insolentes, et à répondre n’importe quoi aux journalistes. La presse en raffole.
Nous-mêmes, Boub et moi, éprouvâmes, dans les deux jours qui suivirent, d’aigus maux de tête et quelques pertes d’équilibre. L’obligation de nous cacher parmi les pièces électriques pour échapper au contrôle douanier à la frontière libyenne nous arrangea car, lovés dans la mousse antichoc des camions, nous pûmes dormir, nous reposer.
À Tripoli, nous avions la chance de séjourner deux semaines pour trois représentations. Boub disparaissait dans la journée pour établir des contacts tandis que j’assurais mon travail de manœuvre auprès du Jamaïcain.
À l’issue du troisième concert, Boub me rejoignit à mon poste avec excitation et, malgré notre surdité temporaire, m’annonça par des gestes et des articulations exagérées de ses grosses lèvres, qu’il avait déniché une filière.
Alors que, longeant la Méditerranée, notre caravane de poids lourds allait atteindre la frontière tunisienne, Boub et moi sautâmes du camion, roulâmes dans les fossés, adressâmes un signe d’adieu aux Sirènes, puis laissâmes le convoi poursuivre, à vitesse d’escargot, sa tournée vociférante.
Au moment où nous allions ressortir sur la route, une voiture blanche se pointa, conduite par Roon, lequel avait replié le toit ouvrant de sa limousine pour l’allonger en élégante décapotable.
— Cet enfoiré, le teint qu’il a ! s’indigna Boub.
Chemise ouverte sur une poitrine velue retaillée aux ciseaux, Roon affichait un bronzage brun doré irréel, comme semblaient irréelles l’épaisseur et la noirceur de ses cheveux, comme paraissaient archétypales ses lunettes noires aux contours de gouttes qui le transformaient en éternel play-boy vivant au bord des piscines et se nourrissant de cocktails colorés.
— Normal, murmurai-je. Lui, il n’a jamais assisté à un concert entier des Sirènes. Pas fou ! Il se tient loin, dans les coulisses, à l’abri des sons, en suivant le spectacle sur une vidéo de surveillance.