— Non, ça schlingue trop, ce n’est pas possible.
D’un geste énergique, il tenta de manipuler quelques boîtes ; aussitôt le mur entier tomba et nous nous retrouvâmes aveuglés par sa torche.
— Putain, qu’est-ce que c’est que ça ?
Le chauffeur ne répondit pas car il était déjà en train de s’enfuir à toutes jambes.
Le douanier, comprenant, donna l’alerte. Ses collègues accoururent au cul du camion.
Muets, effarés, ils braquaient leurs lampes sur nous. Nos visages les effrayaient ; moi-même, je fus stupéfié par l’horrible mine de mes voisins, hagards, hirsutes, épuisés, assoiffés, affamés.
— Des clandestins, diagnostiqua le douanier.
Au fond du parking, on cria que le chauffeur avait réussi à s’échapper.
— Tant pis, on tient l’essentiel.
Quel sens pouvait avoir cette phrase ? Préféraient-ils nous capturer, nous, les voyageurs clandestins, plutôt que le membre d’une bande organisée qui bafouait les lois et rackettait les illégaux ? Valait-il donc mieux mettre la main sur les milieux que sur les escrocs qui s’enrichissent de la misère ?
Après cela commença un concert d’étonnements. Ils s’étonnaient que nous nous soyons pissé dessus, que certains aient déféqué dans leur pantalon : à croire qu’ils découvraient les fonctions vitales humaines, à croire qu’ils n’y étaient pas soumis, à croire aussi que nos odeurs, à nous, étaient plus repoussantes. Sous leurs regards, j’eus l’impression d’avoir inventé la merde, pas de la subir, non, de l’avoir créée, d’en être responsable, pire, coupable !
Lors de notre transfert au poste, ils nous menèrent dans des salles de douches, ce qui nous permit de reprendre une apparence décente. À voir leur ravissement à notre retour, j’eus cette fois l’impression que si moi, j’avais inventé la merde, eux ils venaient d’inventer la propreté. Ce pavillon de douane, décidément, c’était le rendez-vous des inventeurs !
— Fils, ne critique pas, ce sont de braves gars qui font leur travail.
Père m’attendait dans le couloir où nous récupérions nos balluchons.
— As-tu vu leur comportement, Papa ? Parce qu’ils s’attendaient à trouver des rats dans le camion, ils voyaient vraiment des rats. Ils n’ont pas l’air certain que nous soyons des hommes.
— Ils ont peur.
— Ça effraie, un homme qui ne possède plus rien ? Non, Père, ils ne s’apitoient pas, ils ne sympathisent pas, ils ne s’imaginent pas à ma place, ils me dévisagent comme un être inférieur. Dans leurs yeux, j’appartiens à une autre race. Je suis un clandestin, celui qui ne devrait pas être là, celui qui n’a pas la permission d’être. Au fond, ils ont raison : je suis bien devenu un sous-homme puisque je détiens moins de droits que les autres, non ?
— Ne t’énerve pas, Saad. Ils se conduisent mieux depuis que vous êtes arrivés ici.
— Tu as raison, ils sont gentils. Gentils comme avec des animaux.
— Allons !
— Papa, qui sont les barbares ? Ceux qu’on estime inférieurs ? Ou ceux qui s’estiment supérieurs ?
Le lendemain matin, dans le dortoir où nous étions parqués, un gardien laissa – sans doute à notre intention – traîner la presse italienne. Lire les titres, puis les articles, me déclencha une colère violente, spasmodique, à en étouffer de rage.
Les douaniers – et les journalistes à l’unisson – se réjouissaient d’avoir intercepté notre camion ; ils se flattaient de nous avoir arrachés à un voyage dégradant, trente hommes entassés debout dans moins de six mètres carrés, dont sept mineurs de seize ans. S’ils regrettaient d’avoir laissé échapper le passeur, ils ne regrettaient rien nous concernant car notre sort était réglé : comme des chiens errants, on nous destinait à des refuges – une fourrière – ; certains d’entre nous seraient rendus à leur maître – leur pays – si on les identifiait. Aucun ne réalisait qu’il n’y avait pas pire catastrophe pour nous que de rentrer au pays ; nul ne comprenait qu’on nous dépouillait de nos économies, de celles de nos familles ; ils n’imaginaient pas que nous transportions avec nous les espoirs de nos proches, non, ils avaient le sentiment d’avoir accompli leur devoir, pas d’avoir bousillé trente vies, et derrière ces trente vies, trente familles, soit deux cents ou trois cents personnes, qui comptaient sur nous.