De ce jour, j’attrapai le goût de la lecture, ou de la liberté – ce qui s’équivaut – et employai mon adolescence à repérer le bourrage de crâne idéologique qu’on nous infligeait au lycée, à m’en protéger, tentant d’apprendre à penser d’une façon distincte, par moi-même.
Mes sœurs se mariaient. À cette époque-là, je découvris que, bien qu’évoluant parmi des femmes, je n’étais pas une fille. Parce que les filles, elles n’ont que ça en tête, se marier, ça les obsède : imaginer le prétendant idéal, puis une fois le fiancé dégoté, préparer la cérémonie ; après les noces, elles vont jusqu’à quitter la maison familiale – oui, c’est à ce point-là – pour se consacrer au mariage ; au mariage, pas au mari, car l’homme – à l’instar des mâles – il n’a pas que ça à faire, il travaille, il discute, il rejoint autour d’un thé à la menthe ses amis qui jouent aux dés, aux dominos, aux échecs. Oui, les filles sont ainsi, et mes sœurs n’échappaient pas à la coutume.
« La famille s’élargit », clamait ma mère, les larmes ruisselant sur ses joues, et cela signifiait « La maison se vide ». Elle ignorait pourtant dans quelle mesure elle avait raison, loin de soupçonner que notre bibliothèque, la « Babel de poche », se vidait, elle aussi, car mon père, modeste fonctionnaire, bravait le danger en monnayant des volumes interdits pour financer chaque fête de mariage.
J’avais déjà gagné deux beaux-frères – Aziz et Rachid –, trois nièces et neveux lorsque, en août 1990, Saddam Hussein déclencha la guerre contre le Koweït.
Non seulement l’expédition échoua, mais mes sœurs aînées se couvrirent de voiles noirs, leurs maris ayant succombé au combat. Veuves, elles revinrent vivre à la maison avec leurs bébés. Mon père vendit quelques meubles sous prétexte de réaménager l’espace.
Commença alors le blocus économique. En représailles contre la politique agressive de Saddam Hussein – reproche que je partageais, ô combien –, les Nations unies décidèrent de placer l’Irak sous embargo.
Je ne sais si les politiciens nantis, ventrus et indignés qui ont décrété cette sanction se représentèrent un instant comment nous, Irakiens, nous allions l’endurer ; j’en doute, c’est l’unique excuse que je leur déniche. Censé accabler Saddam Hussein, l’embargo ne pesa que sur nous, gens du peuple. Le dinar perdant plus de mille fois sa valeur, nous partions régler nos courses avec des liasses de vieux billets cachées dans des sacs-poubelle ou des valises de carton ; quoi acheter d’ailleurs ? Il n’y avait rien à vendre. Beaucoup de citadins retournaient vivre à la campagne. Sans le paquet distribué chaque mois par le gouvernement – farine, huile de cuisine, thé et sucre –, nous serions morts de faim ; grâce au rationnement, nous nous contentions d’en souffrir. À Bagdad, la peur régnait, s’amplifiait, plus la seule peur de Saddam Hussein, non, la peur d’être volé la nuit si l’on possédait un bien qu’on n’avait pas encore troqué : le chauffeur de taxi couchait dans sa voiture, un pistolet sous son flanc, derrière la porte de son garage cadenassée ; les familles effectuaient des tours de garde pour éviter qu’on leur dérobât un sac de riz, une caisse de pommes de terre. Mais la peur la plus aiguë, celle qui rôdait au creux de chaque esprit, c’était la peur de tomber malade.
C’est ce qui arriva aux enfants de mes sœurs. Choquées par la disparition de leurs époux, les jeunes mères fournissaient-elles un lait avarié ? Dégageaient-elles une tristesse, une anxiété contagieuses ? Leurs petits allaient d’infection en diarrhée prolongée.
Chaque fois, j’accompagnais la mère et les nourrissons au dispensaire. La première fois, le médecin nous donna une prescription qui se révéla insuffisante, faute du médicament adéquat. La deuxième fois, il refusa de soigner la fillette qui, pourtant, crachait ses poumons devant lui si on ne lui glissait pas de l’argent sous la table – grâce à un bijou de mariage que ma mère gagea, nous l’avons sauvée. La troisième fois, il nous annonça que, lui apporterions-nous l’or des émirs sur une brouette, il serait incapable de mettre la main sur les médicaments nécessaires puisque le pays en manquait – l’innocente décéda. La quatrième fois, le médecin se tenait seul, accoudé à la fenêtre, dans une pièce vide, le dispensaire ayant été déserté par ses collègues partis à l’étranger, abandonné par les infirmières qui n’avaient plus les moyens de s’y rendre en voiture ; il attendait un patient qui voulût bien lui acheter son stéthoscope afin de nourrir sa famille. Le bambin mourut aussi.