— Combien de temps, Saad ? Combien de temps ?
Ce mardi-là, le géant dormait sur un lit de camp, au fond de la pièce, sous les persiennes closes, lorsque j’entrai dans son bureau.
Je raclai ma gorge pour signaler ma présence. Il ne réagit pas.
Je m’approchai et constatai, à son souffle lent, au relâchement de ses traits, qu’il était absorbé par un sommeil profond.
Profitant de l’occasion, je me dirigeai vers la table où j’examinai son matériel. Dans un pot, au milieu de stylos, de règles, de crayons, je remarquai un compas.
— Pourquoi pas ?
Sans hésiter, je subtilisai l’objet et le glissai dans ma poche.
Aussitôt, montant au sommet d’un ronflement énorme comme une vague, l’ogre s’étouffa, toussa, se réveilla, grogna, frotta son crâne, sentit une présence dans la pièce.
— Qui est-ce ? Qui est là ?
Facétieux, je lui lançai :
— C’est personne.
Il se dressa sur son séant, examina de son œil unique l’endroit de la pièce d’où était partie la voix et me découvrit.
— Ah, Personne, c’est toi.
J’éprouvai une envie de rire irrésistible ; cependant je confirmai.
— Oui, c’est Personne, c’est moi.
Il se releva et chancela jusqu’à son tabouret.
— Tu sais que je ne t’aime pas, Personne.
— Mais moi non plus, je ne t’aime pas.
— Bon, commençons notre interrogatoire.
Alors qu’il essayait de caler ses monumentales fesses sur l’étroit siège, j’entrevis soudain, à côté de son ordinateur, un objet qui m’avait échappé lors de mon investigation précédente : un trousseau de clés. À voir leurs différentes tailles, nul doute qu’il y avait là de quoi ouvrir toutes les portes que pouvait m’opposer le centre de rétention.
Son œil capta mon regard, sentit le danger mais ma main avait attrapé le trousseau. Le brandissant en l’air, je me mis à sautiller, victorieux. Il gémit, le front dégoulinant de sueur.
— Non, pas ça !
— Si.
— Personne, rends-moi ces clés. Je vais perdre ma place.
— Si tu savais comme je m’en moque ! Ta place ! Et toi, tu me proposes quoi ? Une place dans un charter pour la mort. Rien à foutre de tes problèmes !
Pendant qu’allègre, je crânais, il s’était précipité vers la porte. Lorsque je compris son comportement, j’y courus à mon tour. Trop tard ! Il s’était déjà plaqué contre le battant.
— Laisse-moi sortir, menaçai-je.
Il se gonflait entre la sortie et moi, énorme, infranchissable.
— Personne, tu ne passeras pas !
— Laisse-moi sortir ou je vais faire un geste que je n’ai pas envie de faire.
— Me frapper ? Réfléchis, minus. Si je te souffle dessus, tu iras t’écraser contre les murs. En es-tu conscient, Personne ? Es-tu conscient que, face à moi, tu ne pèses pas le poids ?
Je lui balançai un coup dans ce que je croyais être les parties mais, au milieu d’une telle masse graisseuse, ma main se perdit et tapa sur une chair ferme, plastique, rebondie, qui encaissa le mouvement sans réagir.
— Personne, arrête tout de suite ou je te rends ton coup !
— Laisse-moi sortir. Une dernière fois.
Il éclata de rire. À cet instant-là, épuisé, je saisis le compas, l’ouvris et lui plantai le pic dans l’œil vivant.