En quelques années, l’aînée de mes sœurs avait perdu son mari à la guerre, puis sa fille et son fils suite à l’embargo. Lasse, la face creusée, la peau terne, les mains sèches, l’œil éteint, à vingt-cinq ans elle ressemblait à une vieille femme.
Tout Irakien qui a survécu à cette période – il est vrai que mouraient d’abord les poupons – assurera à ces messieurs des Nations unies que l’embargo s’avère le meilleur moyen de punir un peuple déjà malheureux en renforçant ses dirigeants. Du ciment pour la douleur ! Du béton à consolider les dictatures ! Avant l’embargo, les Droits de l’homme n’étaient pas respectés en Irak ; pendant les dix années d’embargo, ils ne le furent pas davantage mais s’y ajoutèrent l’impossibilité de s’alimenter, la difficulté d’être soigné, une recrudescence de la polio, la multiplication des vols et le développement de la corruption. En ôtant sa totale puissance au despote, et par conséquent son entière responsabilité, l’embargo disculpait Saddam ; si une denrée manquait, c’était faute à l’embargo ; si une réparation tardait, c’était faute à l’embargo ; si de grands travaux publics s’interrompaient, c’était faute à l’embargo. Loin de fragiliser le persécuteur, l’embargo obtenait l’effet inverse : Saddam Hussein redevenait l’homme providentiel, le seul recours irakien contre les barbares hostiles. Néanmoins les habiles politiciens qui ont condamné notre peuple à souffrir davantage vieilliront tranquilles dans leur pays, j’en demeure certain, couverts d’honneurs, décorés pour leur action humanitaire, jouissant d’un sommeil que n’entamera jamais le souvenir des horreurs qu’ils ont provoquées et qu’ils ignorent.
Quelques fois, pendant cette période, j’ai caressé l’idée de partir en Europe ou aux États-Unis ; j’y ai songé mollement, dénué de désir, presque par paresse, comme on envisage une solution mathématique, car j’avais remarqué que les familles qui comptaient un de leurs membres hors frontières affrontaient mieux la pénurie : deux dollars glissés dans une lettre pouvaient corriger un destin. Je m’en étais ouvert à mon père.
— Tu ne crois pas que je réussirais mieux ailleurs ?
— Réussir quoi, mon fils, chair de ma chair, sang de mon sang, sueur des étoiles ?
— Ma carrière. Avocat ou médecin, peu importe. Si j’émigrais ?
— Fils, il y a deux catégories d’émigrants : ceux qui emmènent trop de bagages, ceux qui partent léger. À quelle classe appartiens-tu ?
— Mm…
— Ceux qui emmènent trop de bagages pensent que, en se déplaçant, ils vont arranger les choses ; en réalité, pour eux, les choses ne s’arrangeront jamais. Pourquoi ? Parce que c’est eux, le problème ! Ils le transportent, le problème, ils lui font voir du pays, ils lui font prendre l’air, sans le résoudre ni l’affronter. Ces émigrants, ils bougent mais ils ne changent pas. Inutile qu’ils s’éloignent, ils ne se quittent pas ; ils rateront leur vie ailleurs tout aussi magistralement qu’ici. Ce sont les mauvais émigrants, ceux qui déambulent chargés d’un passé de plusieurs tonnes, avec leurs dilemmes effleurés, leurs défauts niés, leurs déficiences masquées.
— Et les autres ?
— Ils voyagent léger parce qu’ils sont prêts, souples, adaptables, perfectibles. Eux sauront profiter d’une modification du paysage. Ce sont les bons migrants.
— Comment savoir si l’on fait partie des bons ou des mauvais ?
— À ton âge, quinze ans, c’est beaucoup trop tôt.
Je n’en parlai plus, n’y songeai plus. Entre des cours qui se raréfiaient – lorsque nos professeurs n’avaient pas fui en Jordanie, nous étudiions, privés de cahiers et de crayons, accroupis sur le sol de la classe, partageant à trente élèves un unique manuel scolaire –, j’allais vendre des feuilles d’encens aux portes des ministères afin de rapporter quelques dinars et je me passionnais pour les tracas de mon pays.