— Par humanité ? Gentil de me le préciser…
— Vous le prenez mal mais je ne me moque pas de vous, monsieur Saad, et je ne tiens pas à ce que vous perdiez ni votre temps ni votre précieuse jeunesse. Vous avez déjà beaucoup souffert.
— Bien aimable. Quel est votre conseil ?
— Retournez chez vous. Repartez en Irak.
— Retourner en Irak ? Pourquoi ? Pour attendre que les Américains et les Anglais le quittent, puis espérer qu’un nouveau dictateur s’empare du pays au nom du peuple, fasse installer son effigie en bronze sur toutes les avenues et tue ses opposants politiques, c’est ça ? Faut que je persévère ? Faut que j’assiste encore à quelques massacres ?
Faut que je patiente jusqu’à ce que l’injustice redevienne flagrante ? Faut qu’un militaire réussisse un coup d’État ? Qu’un intégriste religieux noyaute le pouvoir ? À votre avis, combien d’années là-bas ? Combien faudra-t-il de temps pour qu’un salaud réussisse ça ? Cinq ans, dix ans, quinze ans ? Donnez-moi une approximation afin que je programme mon prochain rendez-vous ici !
Elle négligea mon esclandre et poursuivit d’un ton doux :
— Ne soyez pas pessimiste, la situation va s’arranger, c’est ma conviction. Ne cédez pas à un découragement provisoire. Gardez foi en votre pays, gardez foi en ceux qui l’ont libéré, gardez foi en sa capacité de reconstruction grâce à notre aide.
J’avais envie d’hurler « Et on vous paie pour dire des conneries comme ça ? » mais je percevais trop qu’elle était sincère, à la fois dans son refus de m’entendre et dans son désir de me conforter. Accablé, je m’entendis bougonner :
— Je ne retournerai jamais en Irak, jamais.
Me tendant la main, elle me remercia de ma visite, me répéta que le dossier allait monter de commission en commission de sorte que je serais, dans quelques mois, avisé de la réponse.
En retrouvant le soleil de la rue, je m’immobilisai, groggy.
— Alors comment je fais, moi, pour aller en Angleterre ?
Quelques heures plus tard, à la nuit, épuisé de fatigue, je m’assis au bord du Nil, sous les murets d’une villa cossue où un bal se déroulait à la lumière dorée des torches ; de mon poste, j’entrevoyais à travers les plantations des costumes blancs et argentés qui virevoltaient sous les vibrations des tambours et la folie des you-yous. Comment pouvait-on se montrer si insouciant ?
Je n’avais pas de place dans ce monde.
À mes pieds, les eaux du Nil rampaient, lentes, tranquilles, indifférentes.
Pourquoi ne pas sauter ? On peut se suicider dans le Nil ?
— Non, fils, ce n’est pas assez profond. Et le courant ne t’emmènera pas loin.
Papa m’avait rejoint. Je conclus avec tristesse :
— Donc tout va mal…
— Donc tout va bien !
Papa s’assit à côté de moi en me tapotant l’épaule, gêné, emprunté, sa gorge marmonnant des phrases aussitôt abandonnées. À son habitude, il se jugeait maladroit dans le rôle du consolateur tant il craignait de perdre la légèreté dans laquelle il évoluait à l’aise.
— Papa, ils t’ont tué et maintenant c’est moi qu’ils tuent.
— Non, ils tuent ton espoir. Ce qui abat. Mais moins.
Père tenta de cracher dans l’eau, sans y parvenir, puis reprit :
— En même temps, il faut reconnaître que ton espoir était assez bête, conviens-en.
Après mon humiliation, je n’admis pas ce ton cavalier. La rage me secoua.
— Selon eux, tout baigne : ils ne nous ont pas envahis, ils nous ont délivrés ; ils n’ont pas créé la confusion dans notre pays, ils butent sur des Irakiens incapables de recevoir la paix. Je croyais avoir affaire à des justiciers ; je me rends compte que je traite avec des vainqueurs. Papa, ils me détestent, ils détesteront toujours les gens comme moi : en demandant le statut de réfugié, je vomis sur leur action, je les vexe, je les insulte, je leur mets le nez sur leurs erreurs, je leur deviens insupportable.