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Le bonheur qu’on attend gâche parfois celui qu’on vit.

Par faiblesse, j’avais dit « oui » le soir de nos fiançailles.

Or j’avais beau couler des moments simples, sereins, en compagnie de Vittoria, je souhaitais toujours partir. Rester en Sicile n’appartenait pas à mon plan. Londres m’obsédait, Londres m’attirait. Pour une raison coriace dont les racines m’échappaient, je m’étais donné rendez-vous en Angleterre. Tout ce que j’accomplirais auparavant n’existerait donc qu’à moitié, « qu’en attendant ».

Quoique j’apparusse aux yeux de tous comme le fiancé de Vittoria, je savais que je n’étais que son fantôme, un souvenir qui, pour l’heure, avait une présence de chair mais allait bientôt prendre sa vraie consistance, sa consistance définitive, l’absence.

Souvent, entrevoyant le mal que j’allais lui infliger, je me montrais tendre, trop tendre ; l’heure suivante, je me reprenais car je conceptualisais que tant d’affection rendrait mon envol encore plus incompréhensible et douloureux pour elle ; je me montrais alors dur, trop dur. Bref, à mesure que j’avançais vers ce que d’aucuns croyaient mon mariage et ce que je savais mon départ, je peinais à trouver un comportement adéquat.

Parfois je me demandais si Vittoria n’avait pas deviné mon projet. Dans le silence d’après l’amour, malgré nos membres enchevêtrés, ses yeux me contemplaient comme une énigme, son crâne semblait agité par des questions que ses lèvres retenaient, sa main me caressait de manière vague, à la recherche du point sur lequel appuyer pour déclencher la parole.

Dès le début, j’avais compris que la tristesse nous liait davantage que la joie. Nous n’étions pas unis par le bonheur mais par le malheur : j’avais fait l’amour avec elle pour tuer mon chagrin concernant Boub, je n’avais continué à visiter son lit que pour fuir mes idées noires, aussi, depuis ce premier jour où elle m’avait sauvé sur les berges de la crique, considérais-je Vittoria comme un refuge contre la tempête ; de son côté, elle m’avait accueilli pour briser sa solitude, provoquer les conformistes, casser la tradition familiale qui unissait des êtres trop identiques, et surtout pour troquer son corps qui souffrait contre un corps qui jouissait. Des deux côtés, j’avais l’impression qu’il y avait davantage de causes négatives que positives à notre passion ; nous nous « aimions pour ne pas… » ; tels deux rescapés, avec l’énergie de la mélancolie, nous nous aimions pour ne pas penser, ne pas perdre de temps.

Nous attendions tous deux autre chose que ce que nous pouvions nous donner l’un à l’autre.

Lorsque je fus certain de posséder les mots qui exprimaient ma pensée, je regroupai mes rares effets – dont la couverture de ma mère que j’avais retrouvée six mois après le naufrage, rejetée par les flots à la pointe d’un rocher –, gribouillai un texte, et le posai sur le lit, en évidence.

« Vittoria,

Certaines histoires d’amour tiennent leur beauté de ce qu’elles sont éphémères ; leur demande-t-on davantage, elles peinent, grimacent et s’enlaidissent. Tels des chevaux sauvages qui ne courent vite que brièvement, elles resplendissent dans le libre galop mais s’essoufflent sitôt qu’on les charge.

Notre liaison file ainsi, magnifique si l’on y reconnaît un caprice, boiteuse si on voulait la pousser jusqu’au mariage. Lorsque je couche avec toi, je suis heureux ; lorsque j’imagine que je vais partager ma vie avec toi, j’ai honte d’usurper la place de l’homme qui t’aimera pleinement et n’aimera que toi.

Car j’aime une femme, et ce n’est pas toi. Elle s’appelle Leila. Elle est morte.

Et alors ? Désolé, Vittoria, cette Leila, même partie, demeure en moi si forte, si présente qu’elle tient encore mon amour captif. Ce n’est pas moi qui ai le pouvoir de tendre ou de détendre le lien entre nous, c’est elle.

Ulysse from Bagdad
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