En milieu de journée, l’homme au masque de barbe revint et s’assit près de moi.
— Bonjour, Saad.
— Bonjour. Vous avez une drôle de façon de traiter vos amis.
— Salutaire. Nous ne sommes pas certains que nos amis soient bien nos amis.
— Et dans mon cas ?
— On verra.
Je traduisis que j’avais franchi quelques barrières.
— Que sais-tu faire ?
— Physiquement, pas grand-chose.
— Des brutes, des colosses, nous en avons déjà. Nous manquons d’autres compétences, plus intellectuelles. Tu as accompli ton droit ?
— Presque.
— Combien de langues pratiques-tu ?
— L’anglais et l’espagnol. Quelques rudiments de russe aussi.
J’hésitais à étaler mes compétences linguistiques. Ma subite franchise allait-elle m’attirer des ennuis ?
Il conclut :
— On a besoin de gens comme toi. Tu rejoindras ta mère et tes sœurs dès que tu pourras marcher.
— Et après ?
— Tu poses trop de questions.
Il disparut.
Après trois jours de convalescence, on me banda les yeux, on me poussa dans une voiture étouffante de chaleur qui, en me ballottant, rouvrit certaines de mes plaies ; déterminé à convaincre mes ravisseurs de mon héroïsme, je m’abstins de tout cri et toute grimace ; m’échappèrent quelques gémissements quand le châssis s’enfonçait dans les trous.
Quelques heures plus tard, on m’expulsa ; le véhicule redémarra ; en ôtant mon bandeau, je reconnus le café Saïd.
Je m’approchai de l’unique réverbère qui fonctionnait encore et je distinguai une face tuméfiée dans une vitrine. En découvrant mes yeux pochés, ma lèvre fendue, les taches bleues et jaunâtres qui ombraient ma peau, mes cheveux collés aux croûtes des cicatrices, je ris. Longtemps. Avec bruit. Et avec complaisance. Au fond, j’étais assez fier de moi.
D’une démarche lente, difficultueuse, je progressai vers mon quartier. En passant le coin, je remarquai un garçon qui arpentait notre rue ; il se figea dès qu’il me vit.
— Saad Saad ?
— Oui.
— Bonsoir, je suis Amin, le cousin de Leila.
Je le regardai, et soudain, la douleur déferla sous mon crâne, ça cognait, j’avais mal. Au lieu de lui répondre, je grimaçai en me saisissant les tempes.
— Tu ne te sens pas bien ?
Je me laissai tomber sur le sol, dos au mur. Il s’accroupit à mon niveau et me dévisagea. Pendant ce temps, la douleur s’éloignait, par vagues lentes, comme à regret.
— Ça va aller…
— Tu t’es battu ? s’enquit-il avec un respect intimidé.
— Non, je sors d’un stage.
En quelques phrases, sans réfléchir, je lui débitai la leçon que j’avais ressassée ces derniers jours : je voulais me dévouer à mon pays, je luttais contre l’oppresseur américain, je donnerais ma vie pour le chasser et rétablir un gouvernement qui respecte notre pays et le Prophète, bref, par réflexe, je lui resservis le refrain susceptible d’éloigner la souffrance.
Après quelques moues d’étonnement, il approuva de la tête. Le silence s’installa. Par instants, il lorgnait, gêné, autour de lui, comme s’il se demandait ce qu’il fabriquait ici. Du coup, je lui posai la question :