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Infatigable, l’araignée renforçait la toile qu’elle avait tendue entre les barreaux de la fenêtre et l’angle du mur.

Nous avions emménagé ensemble, elle et moi, le premier soir où j’étais arrivé à Malte.

Dépliant ses pattes avec élégance et précaution, comme si elle avait conscience de leur fragilité gracile, elle parcourait son ouvrage en effectuant, çà et là, quelques renforcements de fils. Abondance de moustiques, mouches et moucherons s’étaient déjà incrustés dans sa dentelle maléfique, casse-croûte qu’elle se réservait pour les grandes faims à venir car, pour l’heure, elle était plutôt d’humeur bâtisseuse.

Je l’enviais.

Pourquoi, à son instar, ne m’étais-je pas accoutumé au centre de rétention ? Pourquoi me considérais-je en prison là où l’araignée se sentait capable de fonder son foyer ? Réaliste, sans discuter, ne rêvant plus d’autres lieux, elle y construisait sa vie nouvelle tandis que moi, je me rongeais les ongles en pestant, protestant, me retenant d’exister, cherchant mes satisfactions ailleurs, dans le passé ou dans l’avenir, jamais dans le présent, traquant chaque jour l’opportunité qui me permettrait de fuir. Opiniâtre, l’araignée était capable d’installer sa toile, de se nourrir, de fonder une famille n’importe où ; moi j’avais décidé que ce serait à Londres, nulle part ailleurs. Si l’intelligence consiste en la faculté de s’adapter, l’araignée était mille fois plus intelligente que moi.

Au-dehors, une cloche ameuta les détenus pour une collation exceptionnelle : la Croix-Rouge nous gâtait ce mardi-là. De la cour où les hommes se groupaient par dizaines, Boub me fit signe de les rejoindre. Je secouai la tête, négatif. Aucune envie de grossir le troupeau de volailles, surtout lorsqu’on lui jette le grain.

Je m’assis sur ma couche et délaissai quelques secondes l’araignée pour observer mes plantes de pieds. Mes verrues y avaient pris leurs aises, leurs ombres grises s’intriquant désormais dans le tissu de ma peau. Peut-être devrais-je m’occuper à les nommer pour m’en débarrasser ?

— Et si celle-ci s’appelait Irak ? Celle-là Saddam Hussein. La troisième pourrait bien être Nations unies. Essayons : Irak, Saddam Hussein, Nations unies.

Je les rebaptisai plusieurs fois pour voir si cela leur produisait un effet : aucune ne sembla m’entendre, encore moins se rétracter.

— Chair de ma chair, sang de mon sang, sueur des étoiles, comment peux-tu croire que les choses sont si simples ? Tu n’as pas idée de la complexité qui te constitue.

— Papa, tu m’as retrouvé ! J’avais peur que tu ne me cherches à Lampedusa.

— Fils, je n’ai pas besoin que tu m’envoies ta latitude et ta longitude pour te rejoindre, j’ai d’autres moyens.

— Je me demande bien lesquels.

— Nous n’avons pas le droit de le révéler.

— Y a-t-il une agence des renseignements, chez les morts ? Un tableau représentant une carte du monde où vous localisez les vivants qui vous intéressent sous forme de taches lumineuses ?

— Tu commets une erreur lorsque tu supposes que j’arrive de l’extérieur, par voie d’air ou voie de terre, comme si j’empruntais un avion ou un train.

— Pourtant il faut bien que tu arrives de quelque part ! Un monde parallèle. En dessous de nous ? Au-dessous de nous ? À côté de nous ?

— Ce quelque part, c’est l’intérieur de toi, Saad. Je viens de ton corps, de ton cœur, de tes lubies. Tu es mon fils. Je suis inscrit en toi, dans tes souvenirs autant que dans tes gènes.

Il désigna l’araignée.

— Sympathique, cette araignée, non ?

Ulysse from Bagdad
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