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Une nouvelle fois je me tenais devant une mer, celle du Nord ; une nouvelle fois une plaine liquide s’interposait entre mon but et moi ; une nouvelle fois je songeais que les eaux plates, en dressant leurs murailles défensives, offrent la protection la plus efficace à une terre qui veut se fermer.

— Tu as raison, fils. Au moins un mur ça s’escalade. Tandis que ça…

Douce, terne, peu agitée, couleur de terre boueuse, la mer du Nord m’impressionnait moins que la Méditerranée. Dans mon souvenir d’écolier, l’espace se révélait bien étroit, sur la carte, qui séparait d’un trait bleu la France de l’Angleterre. Et si…

— N’y songe pas, fils !

— Mais…

— Traverser à la nage, quelle folie ! Je te signale que, chaque année, cette étrange mare, la Manche, malgré son aspect inoffensif, avale et digère dans ses profondeurs les cadavres d’inconscients comme toi qui sous-estiment la distance et le danger. Du reste, s’il suffisait de brasser ou crawler pour rejoindre l’Angleterre, ce pays fournirait, depuis quelques décennies, tous les champions de natation aux compétitions mondiales, ce qui est loin d’être le cas. L’Anglais n’aime pas plus gigoter dans l’eau que la boire. Une île d’alcooliques protégée par des kilomètres de liquide salé. Bref, retiens-toi.

Jamais je n’avais été aussi proche du but et jamais aussi découragé. Déposé par le docteur Schoelcher quelques jours plus tôt, j’errais entre la plage, les quais bordés de cargos plus hauts que des immeubles, et la tente de plastique humide où des secouristes offraient aux épaves comme moi une soupe chaude et des soins médicaux. Rencontrer ces innombrables aspirants au voyage, Afghans, Pakistanais, Kurdes, Africains, qui n’avaient en commun que lassitude, regard vide, croûtes sur leurs corps maigres et blessés, m’avait forcé à me considérer moi-même d’un autre œil. Je m’étais vu comme j’étais, rachitique, épuisé, repoussant.

Très vite, Pauline, le relais du docteur Schoelcher, m’avait expliqué ce qui m’attendait : la police qui nous tabassait ou qui nous déplaçait de cinquante kilomètres en nous abandonnant, pieds nus, au milieu d’un champ ; les rafles dans les camps improvisés ; les descentes chez les particuliers qui abritaient certains d’entre nous ; les avis d’expulsion sous dix jours pour ceux qui avaient tenté de jouer le jeu de la légalité. Il me fallait trouver le moyen de partir vite. Sinon, on allait m’emmener dans un centre de rétention, à Lyon ou à Orléans, soit des centaines de kilomètres au sud ; il me faudrait recommencer.

Je m’accroupis et ramassai un galet. Le serrer, frotter sa rondeur lisse sur ma paume, presser sa sagesse millénaire contre ma peau meurtrie, me procura, je ne sais pourquoi, un bien-être doux.

En me relevant et en parcourant l’horizon, la plage, d’un œil panoramique, je crus que j’étais devenu fou.

— Papa, vois-tu ce que je vois ?

— Oui, fils !

— La même chose ?

— Oui !

— La même personne ?

— Oui ! Je la vois aussi. Si tu es cinglé, fiston, nous le sommes tous les deux.

Leila marchait sur la plage, près du chemin d’accès. Le corps souligné par une robe mandarine qui modelait ses formes, elle glissait plus qu’elle n’avançait dans un tourbillon de voiles légers, pistache, or, pailletés, qui la faisaient ressembler à la proue d’un navire au vent.

À cet instant, j’ai pensé que je touchais le bout de mon voyage. Je n’irais pas plus loin. Voilà, j’étais mort. J’avais dû subir un malaise sur les pierres. Un arrêt cardiaque. Un caillot dans le cerveau. Un truc courant, banal sans doute pour les médecins mais qui venait de me foudroyer pour la première et la dernière fois.

Ulysse from Bagdad
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