Il roula si longtemps, à travers tant de zones inconnues, que je craignis d’avoir confié mon sort à un escroc.
Quand il me déposa devant la plaque « Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés », je soufflai de soulagement, le payai et bondis sur le trottoir.
Comment m’étais-je imaginé la scène ? Je crois que, dans mes songes, je me voyais tirant la sonnette d’une grande, belle maison où un personnel stylé se précipitait pour m’introduire ; un haut-secrétaire des Nations unies me recevait aussitôt dans un bureau ombreux, j’y racontais mon histoire, mes souffrances puis l’on m’accordait le statut de réfugié ; après cela, la scène devenait brouillonne car je ne savais comment la rythmer ; disons que de gentilles femmes m’offraient une collation, voire deux, puis que je séjournais dans une chambre simple mais coquette le temps de quelques appels téléphoniques ; enfin le haut-secrétaire des Nations unies me recevait de nouveau pour me délivrer des papiers en règle, un visa, ainsi qu’un billet pour Londres, en s’excusant toutefois qu’à cause des restrictions budgétaires il ne fut pas au tarif de première classe.
Voilà ce que j’avais rêvé mille fois. La réalité allait me démontrer que j’étais nul en imagination. Nul, zéro pointé, recalé ! J’allais découvrir que ce n’était pas mon imagination que j’avais cultivée, mais ma bêtise.
Dans la rue où me déposa le chauffeur de taxi, des centaines de Noirs rôdaient, dormaient, attendaient devant l’Agence. Je parcourus plusieurs fois la chaussée pour comprendre ce qui se passait. Toute l’Afrique humiliée stationnait là, des Libériens, des Éthiopiens, des Somaliens, des Soudanais, des Dinka du Soudan au bassin haut perché sur leurs jambes interminables, des Sierra-Léonais aux membres mutilés, des familles entières fuyant les massacres du Rwanda et du Burundi.
Un moment, je butai contre un jeune Noir aux yeux très larges.
— Oh, pardon.
Il me regarda sans comprendre. J’insistai :
— Pardon, répétai-je, je vous ai bousculé.
Il écarquilla les paupières. Je lui indiquai le bâtiment.
— Comment rentre-t-on pour un entretien ? Y a-t-il une file ?
Il éclata de rire et je remarquai que ses gencives, d’un rose et d’une humidité incroyables, ne portaient des dents que d’un seul côté.
— Toi, tu viens d’arriver au Caire ! s’exclama-t-il.
— Oui.
Il me saisit par le bras et, comme si nous nous connaissions depuis toujours, m’expliqua ce qui m’attendait en déambulant. Quoique je détestasse ce qu’il m’apprit, la douceur avec laquelle il me débita les informations atténua ma rage : j’allais devoir prendre un numéro qui me permettrait dans quelques jours de m’inscrire pour obtenir un rendez-vous, rendez-vous qui aurait lieu six mois plus tard, et d’ici là, je n’aurai le droit ni de louer un lieu pour vivre ni de travailler.
— Pardon ?
— Non. Tu n’as pas le droit de travailler.
— Comment je fais pour me nourrir ?
— Comme tout le monde, tu travailles.
— Mais si je n’en ai pas le droit ?
— Tu travailles ! Tu vas même devoir travailler beaucoup pour manger peu.
Désignant, hilare, les centaines d’Africains qui s’agglutinaient autour de nous, il ajouta :
— La main-d’œuvre ne vaut pas cher, il y a concurrence ! Et les esclavagistes s’entendent à merveille avec les désespérés, plus personne n’a de scrupules.
Il rit encore et me présenta son étrange main aux doigts fort longs, chocolat sur le dessus, beige clair côté paume, comme si elle ne portait que la moitié d’un gant.